Laissez-nous nos charlatans !

par Marcela Iacub et Patrice Maniglier 

Le Monde, 2 décembre 2003

Nous, qui sommes engagés dans une psychothérapie ou une psychanalyse, l'avons été ou pouvons l'être, demandons aux "autorités sanitaires" de bien vouloir cesser de nous protéger des charlatans. En effet, n'étant pas encore sous tutelle, nous pensons être capables de choisir à nos propres risques nos psychanalystes ou nos psychothérapeutes, et ceux de nos enfants. Nous exigeons le retrait immédiat de l'"amendement Accoyer",qui prétend, au prétexte de nous protéger de nous-mêmes et de nos démons inconscients, imposer à nos psys, qui sont parfois en exercice depuis plusieurs années, une formation de psychiatre ou de psychologue. 

Nous nous opposons à ce que le législateur réduise ainsi notre souffrance psychique à une maladie, et assimile nos psychothérapies à un traitement médico-psychologique plus ou moins expéditif, sans par ailleurs se prononcer sur son remboursement. Si, aujourd'hui, nous souhaitons voir un psychologue ou un psychiatre, absolument rien ne nous en empêche. Mais si nous allons chez un "psy", ce n'est pas pour notre santé mentale - qui n'est pas plus mauvaise que ça, merci -, mais parce que nous voulons lui parler de nos soucis familiaux, amoureux, professionnels, sociaux, ou parce que nous cherchons quelque chose sur nous-mêmes, aussi opaque soit-il. Nous ne croyons pas que quelques séances chez un spécialiste patenté de nos "symptômes" fassent l'affaire. Chagrins d'amour, deuils, inhibitions professionnelles, artistiques, sexuelles, pertes d'emplois (surtout en ce moment...), sentiments de répétition : rien de tout cela ne relève de la "maladie", de l'"autorité sanitaire", ou du contrôle de l'Etat. Nous pensons qu'il vaut mieux que celui-ci renonce au projet de "cadrer" notre "souffrance psychique". Pour cela, nous préférons aller voir librement nos psys.


Certains seraient, dit-on, des charlatans (personnes qui parlent beaucoup, en espagnol). En fait, d'habitude, on les trouve plutôt trop silencieux. Pas au point, cependant, de ne pouvoir nous dire quelles études ils ont fait et quelle formation spécialisée ils ont suivi, par exemple une psychanalyse pour laquelle il n'existe aucun diplôme d'Etat possible. Pour la plupart, ils nous donnent l'impression d'être en formation perpétuelle : ils passent leurs soirées à des séminaires cliniques et leurs week-ends dans des colloques théoriques qu'ils organisent bénévolement dans leurs associations, où ils semblent s'examiner et s'évaluer sans cesse entre eux. Nous aimerions être sûrs qu'ils sont bien analysés, mais on ne voit pas comment un diplôme universitaire pourrait nous l'attester.


Cette loi, nous dit-on aussi, viserait à prévenir les abus sexuels. Mais en quoi un titre de psychiatre ou de psychologue nous éviterait- il de succomber au charme irrésistible d'un "psy" diplômé qui voudrait coucher avec nous ? En quoi ces diplômes, certes respectables à d'autres fins, nous sauveront-ils des dangers de la séduction ? Et s'il s'agit purement et simplement de viols, n'existe-t-il pas de nombreuses lois punissant ces comportements ?


De même, M. Accoyer écrit : "Depuis février 2000, la mission interministérielle de lutte contre les sectes signale que certaines techniques psychothérapiques sont un outil au service de l'infiltration sectaire et elle recommande régulièrement aux autorités sanitaires de cadrer ces pratiques. Cette situation constitue un danger réel pour la santé mentale des patients et relève de la santé publique." Là encore, nous ne comprenons pas : si la puissante loi anti-sectes n'a pas servi à endiguer, depuis deux ans, l'infiltration de ce fléau, qu'il fallait, disait-on alors, bien distinguer de la vraie religion, une loi supplémentaire, portant maintenant sur la psychothérapie, y réussira-t-elle mieux ? Nous en doutons : l'esprit de secte a l'air solide, et les autorités devraient réfléchir à ses causes.


En revanche, nous constatons une tendance de plus en plus prononcée à prendre prétexte de notre "vulnérabilité" psychologique pour mettre en question notre capacité à agir librement. Nous ne voulons pas d'un Etat tutélaire qui prétend prendre en charge le bien de nos âmes. Nous posons donc la question : qui profite de notre souffrance psychique pour mieux nous imposer ses intérêts ?


Marcela Iacub est juriste et chercheur au CNRS, auteur de plusieurs ouvrages traitant des rapports entre le droit et l'évolution des pratiques médicales.

Patrice Maniglier est philosophe et enseignant à l'Ecole Normale Supérieure (Ulm)

Webmaster au Centre International d'Etude de la Philosophie Française Contemporaine, un centre de recherches du département de philosophie de l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm

Ouvrages parus :

La culture  (Ellipses11/2002)

Famille en scène avec Marcelle Iacub (Revue Autrement 03/2003)



Parmi les premiers cosignataires de ce texte-pétition : Ali Benmakhlouf (philosophe), Jean et Mayotte Bollack (philologues), Roland Castro (architecte), Marie Darrieussecq (écrivain), Jacques Henric (écrivain), Christophe Khim (rédacteur en chef d'Art Press), Michel Korinman (historien et germaniste), Catherine Malabou (philosophe), Régis Michel (conservateur en chef au musée du Louvre), Catherine Millet (écrivain et directrice d'Art Press), Catherine Perret (philosophe), Jean-Michel Rabaté (professeur de littérature), Léon Vandermersch (sinologue). mail : noscharlatans@yahoo.fr  

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