Laïcité, sectes - Existe-t-il une alternative à la politique actuelle des pieds dans le plat

 

par Éric Bouzou du CICNS

Un certain tempss'étant écoulé depuis les discours de Nicolas Sarkozy à SaintJean de Latran et Riyad et ceux d'Emmanuelle Mignon et Michèle Alliot-Marie sur les sectes, il n'est pas inutile de revenir à froid sur ces épisodes qui ont mis en ébullition bon nombre de commentateurs. Les deux sujets sont liés puisque la question des sectes s'inscrit dans le cadre controversé de la laïcité comme un exutoire des passions refoulées.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que les propos de Nicolas Sarkozy ont soulevé un chorus de réactions majoritairement critiques.

 

Quelques exemples dans les médias. "Sarkozy l’Américain introduit en France la tradition du "God bless America"" (France 24 citant Le Monde). Le Monde renchérit : "Nul ne conteste que la France ait des racines chrétiennes. Mais la République dont M. Sarkozy est le Président reste, selon les termes de l'article premier de la Constitution de 1958, "indivisible, laïque, démocratique et sociale". Elle a, aussi, des racines forgées par la philosophie des Lumières et la Déclaration des droits de l'homme de 1789". Pour Jean-Yves Camus (Rue89) : "Nicolas Sarkozy persiste et signe : pour lui, les deux grands fléaux du XXe siècle, qu’ont été le nazisme et le communisme, ne sont pas nés "d’un excès de Dieu, mais de sa redoutable absence" (...) On a échappé (pour l’instant) à la mise en cause de la philosophie des Lumières, mais de peu". Sylvain Lapoix (Marianne) questionne l'application de la loi 1905 : "(...) Certes, le texte qui institue la séparation entre l'Eglise et l'Etat ne garantit pas un fonctionnement idéal des religions. Mais n'est-ce pas parce qu'il est mal appliqué plutôt que parce qu'il fut mal écrit ? Voilà une question que l'on n'a guère le temps de se poser quand on veut marquer l'histoire du sceau de sa politique de civilisation". Grégory Blachier dans le JDD se demande : "Nicolas Sarkozy veut-il rabibocher l'Eglise et l'Etat ?".  

 

Les sociologues et philosophes ne sont pas en reste. Jean Baubérot, qui a consacré un livre de réponses au discours du Président, précise dans Le Monde : "Le discours de Nicolas Sarkozy porte atteinte à la laïcité dans la mesure où il n'est pas philosophiquement neutre, mais privilégie les convictions religieuses au détriment d'autres convictions, au lieu de respecter toutes les croyances, toutes les convictions, comme cela est dit dans le préambule de la Constitution française". Henri Pena-Ruiz fait un constat similaire : Nicolas Sarkozy "alimente une confusion constante entre spiritualité et religion. La spiritualité, c’est la vie de l’esprit, la vie de la conscience humaine qui s’affranchit de l’immédiat. Elle est irréductible à la religion. La religion est une forme de spiritualité parfaitement respectable, mais il y en a d’autres" (L'Humanité). Régis Debray dans Le Monde du 24 janvier 2008  commente ainsi l'affirmation du Président, selon qui -- "Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur (…)" --, "Après d’heureux aperçus sur le considérable apport du christianisme, le discours du Latran a dérivé vers une falsification de notre état civil (...) Il y a loin de l’enseignement laïque du fait religieux, que j’avais recommandé, que l’Assemblée nationale a approuvé, à ce détournement dévot du fait laïque. Notre propos n’était pas d’humilier l’instit pour vanter l’imam ou le pasteur. Mais d’étendre les Lumières jusqu’au "continent noir" des religions, non de les abaisser. Encore moins de les éteindre." En contrepoint, Emile Poulat pense que "Le message de Nicolas Sarkozy aux forces religieuses se situe explicitement dans le cadre du régime laïque existant et des équilibres institués. Il ne fait que dire tout haut, pour la première fois, ce qui se fait sans phrase depuis un siècle, y compris sous le Front populaire. Ce n'est pas un cadeau : c'est un appel. Il ravit les églises : sauront-elles y répondre plus et mieux qu'elles ne font aujourd'hui ? La réponse n'est pas évidente (...) Le Président n'a pas résisté au plaisir d'irriter les «laïques». Il aurait pu l'éviter. " (Le Figaro).

 

Les politiques n'ont pas non plus manqué l'occasion. A la suite du discours de Latran, François Bayrou s'est exclamé : "Ce n'est pas autre chose que l'opium du peuple que dénonçait Marx" (Le JDD). Laurent Fabius a jugé qu'il était "très important que le Président s'en tienne à la version traditionnelle de la laïcité. Il faut qu'on ne mélange pas les religions, que je respecte, et le domaine public dans lequel elles n'ont pas à interférer." (Le JDD). Jean-Luc Mélanchon s'appuyant sur sa vision très personnelle de la laïcité explique : "De la laïcité indifférence de l’État vis-à-vis des religions, il passe à la laïcité « neutralité ». Puis la neutralité est décrite comme l’égalité de traitement des religions ce qui est déjà tout autre chose que l’indifférence. Puis, de cette égalité de traitement on glisse à l’idée d’une égale valorisation des religions indispensables au bon fonctionnement de la société et à l’épanouissement des personnes. Bien sûr cela n’a plus rien à voir avec la laïcité de la loi de 1905" (Voltairenet). Michèle Alliot-Marie reconnaît, en réponse à une question de Jean Glavany (PS), une divergence sur le sens même de la laïcité : « Nous souhaitons reconnaître le rôle de la spiritualité » contre « la laïcité négative, une attitude sectaire » (La Croix).

 

Les discours du Président de la République ont déclenché une levée de boucliers de la part des associations laïques : "Parmi les premiers à juger «inacceptable la mise en cause de ce principe indispensable à la paix civile», figurent les syndicats de l’enseignement, la FSU, le Sgen-CFDT, l’Unsa éducation, les confédérations syndicales CGT, CFDT, mais aussi le Grand Orient de France, la Libre Pensée, la Ligue des droits de l’homme…" (Libération, 26 février 2008 par Marion Mourgue). Une pétition de défense de la laïcité a d'ailleurs déjà rassemblé plus de 150 000 signatures (Appel laïque). Nicole Delattre (Union rationnaliste) s'interroge : "(...) on peut aussi se poser la question suivante : en allant jouer exactement la même partition que les plus intégristes des intégristes musulmans sur « la terre sacrée de l’Islam », le Président Sarkozy pense-t-il protéger la France contre le terrorisme islamiste ? (...) ce qu’est en train de faire Sarkozy en France, voire de proposer pour l’Europe lorsque « sa » France prendra la présidence du Conseil de l’Europe en juillet : avant toutes choses, ne pas choquer la conscience des croyants ; quant aux athées, aux agnostiques et aux indifférents, bien qu’ils aient en France le droit à l’expression de leur absence de croyance, n’ayant pas de conscience, ils ne sauraient être choqués légitimement." Pour le Grand Orient de France, "les anti-Lumières sont en train de prendre leur revanche" (La Croix).

 

Les courants chrétiens ont plutôt bien accueilli les propos de Nicolas Sarkozy. Le Président de la fédération protestante de France, Claude Baty concède : "je ne suis pas déçu qu’on reconnaisse aux religions un droit à la parole et à l’expression publique. Que des représentants des religions soient, par exemple, invités à participer au Conseil économique et social me paraît de l’ordre du bon sens. Nous sommes acteurs sociaux ! Pas meilleurs que les autres, mais pas pire non plus ! (...)". Au sujet des aménagements sur la loi de 1905, il précise : "Autant je suis prêt à prendre du recul dans la polémique actuelle qui me paraît largement un faux débat, autant il est hors de question que le bruit médiatique nous détourne de nos objectifs. Parce que nous sommes laïcs, nous ne nous contenterons pas de gloses sur la sainte loi !" (Fédération Protestante de France). Il n'est pas inutile de rappeler que le courant protestant est celui qui applique le plus la loi de 1905 avec le plus grand nombre d'associations cultuelles. Jean-Marie Guénois dans La Croix estime que "du côté catholique et au-delà des options politiques diverses de ces milieux, le discours du Latran a été plutôt bien apprécié. La « laïcité positive », entendue comme une nouvelle culture, décrispée et constructive, entre État et Église est un souhait ardent pour une majorité de catholiques après un siècle de combats acharnés dont le centenaire de la loi de 1905 a rappelé la gravité. Une loi, au passage, dont l’Église apprécie l’équilibre et qu’elle ne veut pas voir réviser". Certains, pourtant, n'entendent pas du tout dans le discours du Latran un propos catholique : " L’ancien Grand Maître Alain Bauer cité par Martin Peltier le rejoint parfaitement dans le décryptage de la pensée sarkozyenne : «Le discours de Sarkozy n’est paradoxalement pas un discours catholique. Catholiques, protestants, juifs, musulmans, aucun d’entre eux ne peut se retrouver dans l’absence de colonne vertébrale doctrinale de ce discours» (...) Autrement dit, l’ouverture de Sarkozy est celle de l’humanisme maçonnique, non pas athée mais agnostique, ouvert culturellement au fait religieux dans une conception relativiste" (Chretienté info).

 

Concernant Emmanuelle Mignon son coup d'éclat a été de courte durée. Après avoir affirmé dans VSD que les sectes en France étaient "un non problème", qu'il fallait "transformer" la MIVILUDES, "en quelque chose de plus efficace et en finir avec le bla-bla" (Nouvel Obs), elle a fait comme tous les politiques qui réalisent la portée embarrassante de leur propos : nier leur authenticité et noyer le poisson. De la même façon, Michèle Alliot-Marie qui a semblé prendre la mesure des dérives de la lutte anti-sectes en France est vite revenue à un discours "orthodoxe" avec le soutien de François Fillon sur la question (AFP). Raphaël Liogier a bien décrit la différence de culture qui existe entre le Ministère de l'Intérieur et le Premier Ministre sur la question des sectes. Une différence critiquée par Alain Gest, lorsque Michèle Alliot-Marie a lancé son ballon sonde : "Cette évolution est le fruit d'une manipulation orchestrée par des hauts fonctionnaires du ministère de l'intérieur favorables aux mouvements sectaires, qui placent le débat sur la liberté de conscience et la religion, alors que les mouvements dangereux, aujourd'hui, n'ont plus de références religieuses" (Le Monde). Quand à Jean-Pierre Brard il s'est exclamé : "Refusons le toilettage au kärcher de la loi de 1905 comme celui de la Miviludes" (PARIS, 6 fév 2008 AFP). Néanmoins cette différence de culture, porteuse d'optimisme pour un traitement plus équilibré de la question des sectes, n'a pas résisté vraisemblablement à la chute de popularité du Président. On peut s'occuper plus intelligemment des sectes, certes, mais peut-être pas au prix de la popularité. Le dernier rapport de la MIVILUDES n'a, à cet égard, apporté aucune bonne surprise.

 

Dire que les sectes sont un non problème, c'est une façon rapide d'énoncer un fait réel : le problème sociologique des dérives sectaires est mineur. Il peut bien entendu être traité mais plus dans le cadre actuel de la lutte antisectes française. Le vrai problème d'envergure est l'utilisation de la peur fabriquée autour des sectes par une partie des pouvoirs publics. 

 

Les paroles des membres de l'exécutif jusqu'au plus haut niveau ne sont pas des erreurs de script, éventuellement des marques d'ignorance pour certains propos. Il s'agit de sonder l'opinion sur des sujets difficiles, voire d'imposer une vision personnelle de la part du Président. Certains pourraient qualifier cela de "politique des pieds dans le plat " avec pour conséquence de semer la confusion et la zizanie. 

Néanmoins, il est nécessaire de s'interroger sur l'impossibilité chronique en France d'aborder dans le calme et avec l'ouverture d'esprit nécessaire, le sujet de la laïcité et celui des sectes (hormis dans un contexte académique), étant entendu qu'on ne peut plus appeler "débat" les contributions épidermiques, gesticulations, et autres effets de manche, encouragés par les médias. On se souvient en particulier de la loi sur la laïcité (alias loi sur le voile), de la loi About-Picard, promulguées au nom d'une laïcité que beaucoup veulent pétrifiée et sanctifiée. 

 

On se prend alors à rêver d'un ressaisissement salutaire des pouvoirs publics, qui, à l'instar du Québec avec la commission Bouchard-Taylor, lanceraient un grand projet de réflexion pour définir "les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles" (voir notre page sur le sujet). C'est autre chose que les commissions d'enquêtes parlementaires françaises sur les sectes ou même que la commission Machelon réunie en catimini dans le climat suspicieux français. Jean Baubérot, qui connaît le sujet, croit voir dans l'approche québécoise une opportunité, puisque il a l'intention d'intituler son prochain livre : « Liberté, laïcité, diversité. Le Québec une chance pour la France » (Blog Jean Baubérot).

  

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