Individus et pouvoirs face aux sectes, de Nathalie Luca 

Nathalie Luca est anthropologue, chercheure au Centre d’Etudes interdisciplinaires des Faits Religieux (CNRS/EHESS), enseigne à l’EHESS. Elle a été membre du conseil d’orientation de la mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS) puis de la mission de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) dont elle a finalement démissionné fin 2005.

Dans son livre « Individus et pouvoirs face aux sectes », aux éditions Armand Colin, Nathalie Luca propose une nouvelle compréhension de la peur qu’inspirent les « sectes » dans nos sociétés : « (…) S’il ne faut pas nier la dangerosité de certains groupes, on ne peut pas davantage taire un constat frappant et quelque peu dérangeant : sur une même échelle synchronique, les mouvements qui inquiètent les autorités publiques changent d'un pays à l'autre ». « (…) J’en suis venue à me demander si ces formes considérées comme inacceptables de l’expression religieuse qu’on surnomme « sectes » n’avaient pas pour principal défaut de bousculer un peu trop ostensiblement certaines frontières symboliques nationales (…) L’Etat réagirait-il en partie parce qu’il craint que ces organisations, en débordant ainsi de l’espace laissé aux religions, se développent en rupture avec le pacte citoyen qu’il a pour devoir de défendre ? (…) Les sectes interrogent la capacité de l’Etat à supporter que l’adhésion à une communauté religieuse, quelle qu'elle soit, puisse hypothéquer l'appartenance à la communauté citoyenne, amener le converti à nier le besoin qu'il a d'elle, à la considérer facultative, ou à remettre en cause son utilité et son rôle protecteur ». Nathalie Luca poursuit sa démonstration en définissant des modèles "idéals-typiques" de communautés citoyennes et en caractérisant les différentes réactions des Etats correspondants face aux mouvements regardés comme des « sectes ». Ses réflexions sont illustrées par des exemples concrets : France, Grande Bretagne, Allemagne, pays de l’Est, Russie, Etats-Unis, Japon, Corée, Chine, Brésil, Afrique. La sociologue s’applique également à décrire les conditions qui permettent à un groupe religieux de devenir transnational.

Cet ouvrage nécessaire sur le phénomène dit sectaire permet de mieux comprendre la situation française, en la mettant en perspective dans un contexte mondialisé. Nous en recommandons vivement la lecture à toute personne qui souhaite sortir des clichés épidermiques accompagnant généralement l’évocation du thème des sectes en France.

Il est utile de rappeler que Nathalie Luca fait partie du nombre trop restreint de sociologues français qui « osent » aborder de façon frontale et assidue le thème des sectes. La plupart ont d'ailleurs été interviewés par le CICNS. Les difficultés rencontrées par les universitaires français pour étudier ce sujet de société sont un bon indicateur du climat qui règne dans notre pays.  Nathalie Luca précise elle-même dans l’ouvrage en référence : « (…) il faut reconnaître que suspecter un sociologue des religions d’être catholique, juif, protestant ou musulman peut éventuellement nuire à l’appréciation de son travail scientifique mais n’est pas insultant. En revanche, le suspecter d’être membre d’une secte est particulièrement inconfortable. Les hommes politiques et les militants associatifs l’ont bien compris : sitôt qu’un chercheur en sciences sociales pointe son nez dans ces affaires, il s’entend dire qu’il en est ! Dès lors, quelle crédibilité lui reste-t-il ? »

Nous proposons ci-dessous d’autres extraits du livre de Nathalie Luca suivis d’un certain nombre de commentaires que nous a inspirés la lecture de son livre (ces commentaires ne concernent pas forcément des réflexions spécifiquement abordées par Nathalie Luca ; ils seront limités au cas de la France que nous connaissons).

Extraits

Commentaires du CICNS

Extraits de « Individus et pouvoirs face aux sectes »,  aux éditions Armand Colin, Nathalie Luca

 « (…) Etudier l’évolution des relations entre l’Etat et les sectes, c’est ainsi mettre en scène toute une combinatoire de tensions qui se décline entre le citoyen, libre de répondre aux nouvelles offres religieuses, le mouvement religieux transnational, plus ou moins enclin à la négociation avec les instances nationales, la société civile ou la famille, et enfin l’Etat, soucieux de préserver une certaine mainmise sur la culture, y compris religieuse, ainsi qu’un minimum de contrôle sur le citoyen, la mondialisation rendant cette double tâche de plus en plus délicat. »

« (…) Lorsque l’Etat en vient à traiter un groupe de secte, c’est que celle-ci est entrée en conflit avec les valeurs de la communauté citoyenne dont il est le garant. »

« (…) Certains pays européens ont néanmoins fini  par absorber ces mouvements, ou tout au moins, les ont gérés suffisamment pacifiquement pour les sortir de la catégorie « secte ». D’autres au contraire, dont la France est l’emblème, se sont sentis littéralement assaillis par eux, au point de leur déclarer la guerre. »

« (…) La dimension retotalisante et désécularisante de ces mouvements fait craindre que leurs adhérents ne puissent plus bénéficier de la liberté qu’à précisément autorisée la différentiation des institutions. »

«  (…) la liste du rapport Gest et Guyard, bien que sans valeur juridique, devient, pour les décisionnaires obligés de trancher, un instrument de travail incontournable, susceptible de conduire à des décisions discriminatoires (…) La liste des 173 groupes « potentiellement dangereux » établie par le rapport parlementaire de 1996 peut aussi se lire comme répondant au devoir de l’Etat français de protéger la « liberté de penser » contre tout ce qui semble nocif pour le bon développement de la raison et de l’esprit critique. »

« (…) Le Parlement Européen souligne ainsi la « contradiction entre la protection du droit, parfaitement légitime, de croire, et le droit, également légitime, de nourrir des inquiétudes quant aux conséquences des croyances »*. »

« (…) Le rapport de la commission d’enquête du Parlement fédéral (...) s'oppose à la publication d'une liste des groupes actifs en République fédérale allemande, « parce qu'une telle liste comporte le risque considérable que les groupes mentionnés soient stigmatisés »**. L’analyse tend enfin à montrer qu’il « n’est pas raisonnable de décrire un groupe donné comme globalement radical ou dangereux ». Pas plus qu’on ne peut considérer les adeptes comme de simples « victimes passives » ».

« (…) la Grande Bretagne ne cherche pas à lutter contre les mouvements religieux qui sont en conflit avec la société. Elle leur impose en revanche de mener leurs activités contestataires à l’intérieur du cadre légal (…) La mise en application d’un tel traitement des problèmes liés aux nouveaux mouvements religieux doit beaucoup à la rigueur d’une association qui s’est battue en faveur d’un traitement distancié des questions liées aux sectes : INFORM : Information Network Focus on Religious Movements. »

« (…) la Grande Bretagne refuse à la fois l’élaboration d’une liste négativement discriminante, à l’image de celle du rapport parlementaire [français] de 1996 et l’examen systématique des communautés religieuses (…) la Grande Bretagne ne néglige pas les questions relatives aux dérives sectaires ou aux pratiques religieuses estimées par elle inacceptables. Elle s’en préoccupe au cas par cas. »

« (…) un groupe de nature religieuse bien intégré ici peut être stigmatisé ailleurs, chaque pays, chaque culture, chaque peuple ne se sentant pas pareillement menacé. Les groupes ne changent pas nécessairement d’un pays à l’autre, mais la menace qu’ils représentent diffère. Elle varie en fonction des points de vulnérabilité de la société. »

« (…) droits et devoirs varient en fonction des modalités de construction des frontières symboliques de la communauté citoyenne. Trois positions idéal-typiques permettent d’encadrer des variations possibles. La position républicaine, la position multiculturelle et la position culturelle. »

« (…) Pour se développer, les mouvements religieux jouent sur la porosité, la crédibilité, la solidité ou encore la flexibilité de ces frontières. Ils n’ont pas tous vocation à se répandre à l’extérieur du territoire national. Beaucoup cependant aspirent à s’internationaliser. »

« (…) Les nouveaux mouvements religieux ne sont pas assez puissants pour voyager seuls. Aussi empruntent-ils des courants transnationaux pour se répandre. En échange, ils font partie des réseaux de transmission des valeurs qui y sont véhiculées. »

« (…) Le degré de mise en alerte d’un Etat face aux sectes permet de décoder le niveau de vulnérabilité d’une nation vis-à-vis de certaines formes d’expression religieuse. Dans leur face-à-face avec les sociétés, le projecteur a été, la plupart du temps, braqué sur lesdites sectes au point de faire oublier l’acteur qui les considérait comme telles. Cet oubli est le plus souvent politiquement pensé : il permet de faire croire que les sectes existent dans l’absolu. Le rapport parlementaire Gest et Guyard de 1996, moment paroxystique de la mise en alerte de la France, en est un exemple saillant. Il avait crû opportun de poser dix critères permettant d’interroger la dangerosité d’un mouvement sectaire dans son absoluité. Sans vouloir démentir la pertinence de critères qui pourraient s’appliquer à bien d‘autres types d’associations que celles mises en cause par les parlementaires et sans nier l’existence de dérives ni le désespoir des victimes, les études de cas traitées dans cet essai démontrent néanmoins que le ressenti politique de la dangerosité de certaines formes d’expression – qui dépassent largement le seul cadre des sectes ou des nouveaux mouvements religieux – varie aussi en fonction des logiques de construction des frontières symboliques et de la stabilité de la société. »

« (…) Volontairement ou non, E. Mignon [CICNS : l’ancienne directrice de cabinet de Nicolas Sarkozy qui a dit « En France, les sectes sont un non-problème »] est en tout cas parvenue à faire bouger les lignes : soudainement les médias ont pris conscience que dans ce débat, il leur était difficile de passer à côté des définitions : qu’entendre par secte ? Qu’entendre par religion ? L’intérêt des Français a démontré, s’il en était encore besoin, que l’adhésion à la nation repose aussi sur le choix de conduites spirituelles qui intègrent un certain nombre de valeurs implicitement partagées et qu’en fin de compte, ce que l’on reproche aux sectes, c’est d’introduire désordre et confusion dans tout cela, toutes chose par ailleurs non condamnables par la loi et entrant en contradiction avec le principe de neutralité inscrit au cœur de la laïcité. »

« Les propos de la directrice de cabinet ont été si anxiogènes pour la société française qu’ils ont eu l’effet contraire de celui que l’Europe occidentale pouvait en attendre. En avril 2008, la proposition de loi Accoyer visant à donner aux témoins des commissions d’enquête parlementaire la même protection que celle dont bénéficient les personnes appelées à témoigner devant les tribunaux a été votée (…) Certes les témoins étaient régulièrement poursuivis pour diffamation par lesdites sectes. Les requérants perdaient néanmoins leur procès dès lors que le témoin apportait la preuve de sa bonne foi. Il n’était donc inquiété que lorsque le plaignant pouvait démontrer qu’il s’agissait d’un faux témoignage hautement diffamatoire. On peut s’interroger sur les conséquences concrètes d’une telle loi, explicitement votée pour que les « victimes » appelées à témoigner à charge contre les sectes dont elles sont sorties n’aient pas à répondre de leurs propos devant la justice. Dans les commissions parlementaires, il n’y a ni avocat de la défense, ni juge, ni jurés, ni accusés.  Aucun débat contradictoire n’est assuré. Aujourd’hui conçue pour lutter contre les sectes, contre qui une telle loi pourra-t-elle servir demain ? La mise en alerte n'a peut-être jamais atteint un tel niveau. Serait-ce parce que le Président de la République, Nicolas Sarkozy, a proposé une laïcité plus ouverte, ouvrant ainsi la boîte de Pandore ?»

* Document de séance du Parlement Européen : 1-47/84, 2 avril 1984

** Rapport allemand 1998

Commentaires du CICNS – mars 2009

La dangerosité des « sectes »

Un des intérêts du livre de Nathalie Luca est de proposer une notion de dangerosité non pas basée sur l’évocation d’infractions réelles ou supposées, qui seraient commises au sein des « sectes », mais plutôt s’appuyant sur un conflit de valeurs symboliques avec un Etat nation.

Cette analyse nous paraît tout à fait pertinente. Il n'en reste pas moins que l’évocation des infractions commises au sein des sectes est toujours d’actualité et alimente la machine à rumeur. Ces rumeurs s'expriment en termes d'infractions fiscales ou économiques, de pédophilie, de maltraitance des enfants et d’abus sexuels, d’abus de confiance et de faiblesse, etc. Il faudra bien un jour traiter « officiellement » la question de la délinquance au sein des minorités spirituelles en la comparant à celle de la société en général et statuer au regard du droit si oui ou non ces groupes sont des foyers particuliers de dérives pénalement sanctionnées. Nous pensons que non et nous croyons même que ces groupes sont majoritairement des lieux où la délinquance diminue, les données juridiques visibles et nos propres enquêtes vont dans ce sens (lire notre position sur les victimes d’abus au sein des minorités spirituelles).

L’absence délibérée de réponse à cette question, alors que la problématique sectaire occupe le devant de la scène depuis trois décennies, permet aux pouvoirs publics de perpétrer des actions de discrimination sans avoir à confronter leurs dires à la réalité. Georges Fenech, l’actuel président de la MIVILUDES, médiatise régulièrement et sans problèmes déontologiques apparents, des chiffres grotesques qui n’ont aucun fondement, si ce n’est celui de faire peur (ici et ).

Il est probable que certains responsables politiques sont plus ou moins conscients que la question n’est pas sur le point de la délinquance mais bien là où Nathalie Luca pointe du doigt.

La loi About-Picard nous apparaît d'ailleurs comme une volonté regrettable de traduire pénalement ce conflit de « valeurs ». Le délit de manipulation mentale à l’origine de cette loi permet ainsi de rejeter en bloc ceux qui promeuvent des pratiques considérées comme dérangeantes puisqu’ils deviennent de facto des « manipulateurs ». Nathalie Luca précise : « (…) Peu importe le décalage que le sociologue ou l’anthropologue dénonce entre le mode de fonctionnement concret et quotidien de la société et la perception qu’elle a d’elle-même ou encore, entre la description ethnographique du groupe dénoncé et l’image fantasmatique qui en est donnée. C’est en partie dans le registre de la représentation que se joue le combat. Dans cette situation extrême, les combattants renient le jugement libre et éclairé de l’adhérent ou du converti. Il est assimilé à un prisonnier qu’il est urgent de délivrer. L’entrée dans la « secte » est interprétée comme un mode autoritaire d’assujettissement de l’individu à des valeurs et à des règles de vie qui l’amènent à transgresser celles auxquelles il est assujetti de par sa naissance. »

Les parlementaires ont donc accepté de voter une loi discriminatoire, permettant de dissoudre les associations des groupes visés, sans se soucier de l’absence de fondement scientifique du concept de manipulation mentale, habilement rebaptisé « sujétion psychologique » dans la loi pour ne pas trop innover dans le Code pénal et ainsi éviter des controverses embarrassantes. Grâce à cette loi, les pouvoirs publics peuvent à nouveau reposer la question des sectes en termes d’infractions (la MIVILUDES cherche fiévreusement à créer une jurisprudence avec la loi About-Picard) en restant hypocritement conformes aux règles d'un Etat de droit. Le lecteur peut se reporter à l’article de Patrice Rolland (CNRS-EPHE) pour une analyse de la genèse de la loi et à l’article de Maître Pérollier pour une analyse du texte de la loi.

Les valeurs républicaines de la France

Nathalie Luca analyse le modèle type « républicain », auquel la France correspond et constate que les nouveaux mouvements religieux « mettent en cause ses fondements en annihilant l’individu-citoyen au profit de la communauté d’adhésion ».

Il est tout à fait naturel qu’une société s’interroge sur les courants qui peuvent modifier, voire mettre en péril ses fondements. Mais deux points sont à analyser de près : la façon dont les questions sont posées et les méthodes employées pour y répondre. S’agissant des nouveaux mouvements religieux, la bonne question aurait été : quelle peut ou doit être leur place en France ? Et non pas la question des dérives sectaires qui est réductrice et volontairement négative. La France est sans doute le pays démocratique où la terminologie antisectes est la plus péjorative. Nous avons illustré par ailleurs comment ce langage dévalorisant s’étend à tous les secteurs de la société. Il n’est guère envisageable de construire un débat public sain sur des groupes et des personnes désignées par des termes désormais injurieux.

Ensuite la réponse apportée par la France à cette question mal posée, sous la forme de la lutte contre les dérives sectaires, piétine bon nombre des valeurs qui sont censées être défendues. Amalgames, rumeurs, lynchages médiatiques, listes de proscriptions font-ils partie des méthodes que l’on souhaite institutionnaliser ? Il y a une telle contradiction entre les intentions affichées (respect de la laïcité, liberté de conscience, etc.) et la politique antisecte choisie par les pouvoirs publics qu'on ne peut que s'interroger sur la légitimité de leur action. Nathalie Luca illustre bien la désapprobation des pays d’Europe occidentale et des Etats-Unis vis-à-vis de la démarche française et, au contraire, la coopération qui s'est opérée entre la France et les pays de l'Est (notamment la Russie) et la Chine, c'est-à-dire des pays qui enfreignent régulièrement les droits de l’homme (la France n’est d’ailleurs pas bien placée en matière de respect des droits de l’homme sur l’échelle européenne).

La sociologue écrit : « La liste des 173 groupes « potentiellement dangereux » établie par le rapport parlementaire de 1996 peut aussi se lire comme répondant au devoir de l’Etat français de protéger la « liberté de penser » contre tout ce qui semble nocif pour le bon développement de la raison et de l’esprit critique ». Il est possible, certes, avec un effort d’imagination considérable, d’envisager que cet objectif initial ait joué un rôle chez les parlementaires ayant travaillé dans la commission parlementaire (nous pouvons au moins supposer que certains aient été sincères dans leurs intentions). Mais le résultat est là, le travail de ces parlementaires a été conduit dans des conditions indignes d’un pays démocratique, normalement respectueux du contradictoire, et la liberté de penser a sérieusement été écornée par la diffusion d’un tel rapport.

Dans le même ordre d’idée, les interventions de plus en plus fréquentes des ADFI et du CCMM dans les établissements scolaires pour sensibiliser les élèves et « développer » leur esprit critique sur la question des sectes, sont préoccupantes. Si une information plus équilibrée n’est pas proposée à la jeunesse, la liberté de penser à un avenir sombre devant elle.

Faut-il donc que le niveau d’alerte soit élevé, comme le mentionne Nathalie Luca ? « La mise en alerte n'a peut-être jamais atteint un tel niveau ». Pourtant, seule une peur irraisonnée semble servir de ferment à un durcissement de la lutte antisectes.

Les membres des minorités spirituelles sont des citoyens

Nathalie Luca parle d’une déclaration de guerre de la France aux nouveaux mouvements religieux ; le terme nous paraît exact et mérite réflexion. D’habitude on ne déclare pas la guerre à ses propres citoyens, à moins de ne pas les considérer comme des citoyens. Cette attitude a-t-elle un sens et n’a-t-elle pas pour effet de retourner la société française contre une partie d’elle-même ?

Nous nous plaçons là en dehors du domaine de possibles infractions, sujet que nous avons abordé plus haut. Certains groupes, en effet, font des choix de vie « décalés » par rapport au reste de la population, mais ce décalage couvre rarement tout le spectre citoyen et n’empêche pas une intégration dans le tissu social. Deux exemples parmi les groupes médiatisés : les Témoins de Jéhovah ne votent pas, mais ils respectent l’Ecole républicaine ; les membres de Tabitha’s Place vivent en autarcie mais participent néanmoins à la vie économique sur les marchés en vendant leurs produits. Georges Fenech, faisons-lui crédit sur un chiffre, parle de 500 000 personnes impliquées dans des "sectes". Même en enlevant les Témoins de Jéhovah (le groupe le plus nombreux parmi ceux qui sont qualifiés de sectes) et les quelques groupes régulièrement cités dans les médias, il reste plusieurs centaines de milliers de personnes, rendues invisibles médiatiquement mais mises néanmoins dans le grand sac des mouvements sectaires. Il n'y a pourtant aucune raison de penser que ces personnes ne sont pas aussi des citoyens malgré leurs choix de vie alternatifs. Ils ne sont peut-être pas complètement investis dans la citoyenneté républicaine (tout en respectant la loi), mais qui l’est vraiment ? Des personnages médiatiques revendiquent par exemple le fait de ne pas voter et sont pourtant reçus et respectés sur les plateaux de télévision.

Lorsque Nathalie Luca mentionne l’intérêt des Français pour les questions relatives aux religions et aux sectes, suite aux propos d’Emmanuelle Mignon, et leur attachement à des valeurs implicitement partagées sur les conduites spirituelles, il est utile de regarder qui produit les « images symboliques ». Michel Maffesoli dans son dernier livre "La République des bons sentiments", éditions du Rocher, montre comment une élite bien-pensante (politique, médiatique, intellectuelle) entretient et diffuse sa propre vision du monde, qui finit probablement par devenir, sur la question des sectes, « les valeurs implicitement partagées » par les Français. Nous avons illustré dans un article récent, comment une communauté bouddhiste qui décide de se couper du monde pendant trois ans, recueille bienveillance et intérêt là où un groupe quelconque qualifié a priori de secte et promouvant des pratiques similaires serait immanquablement fustigé. La différence tient dans la volonté de vraiment « rencontrer » des gens dans le premier cas mais pas dans le second. Les Français accepteraient peut-être plus facilement de déplacer des « frontières symboliques » prétendues rigides, si l’information proposée sur les nouveaux mouvements religieux était honnête et respectueuse.

Voir les nouveaux mouvements religieux comme des ennemis est un appauvrissement. Beaucoup apportent un nouveau souffle à l’idée d’un vivre ensemble plus fraternel qu’il serait bien dommage de négliger dans un monde en perte de repères.

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