Transcription intégrale de l'interview de Massimo Introvigne
Interview du CICNS, novembre 2006. Massimo Introvigne : « Chaque fois que la
société ne comprend pas un mouvement qui paraît très étrange,
l'explication la plus rapide est de dire : on n'y adhère pas
volontairement, c'est de l'envoûtement, c’est de l’hypnose, c'est de la
manipulation mentale. Historiquement, il est vrai que la notion de
manipulation mentale, née pour
expliquer le nazisme, tout d'abord, puis le communisme, a été
appliquée par certains psychiatres athées à la religion en général.
Mais, à un moment donné, on s’est rendu compte qu’attaquer la
religion en général, cela ne menait nulle part et on a alors fait
cette distinction avec les « religions à haute intensité »
note. La définition
existe, mais elle est quelque peu circulaire : la secte est un
mouvement religieux ou pseudo-religieux, ils vont vous dire, auquel
on adhère par le lavage de cerveau et la religion est un
mouvement religieux auquel on adhère de façon libre. Après, expliquer
exactement où se situe la différence, dans le cas d'espèce, c'est
très difficile. Ce qu’ils pensent vraiment est qu’une secte est un
mouvement religieux ou, comme nous préférons le dire,
pseudo-religieux, qui a des idées que nous considérons inacceptables
dans la France de 2006. Donc, comme ces idées sont
inacceptables, nous ne croyons pas qu'il y ait de gens assez fous
pour y adhérer de façon libre : ils ne peuvent donc y adhérer que pour
des raisons qui relèvent de la manipulation mentale. Dans le livre, nous commençons en citant des
ouvrages d'auteurs classiques, comme Pline, qui en effet ne croit pas qu’il existe
de gens assez bizarres pour adhérer à une doctrine aussi étrange que
le christianisme. Alors, quelle est l'explication ? Ils sont victimes
d'un envoûtement. Parler d'envoûtement après l’illuminisme, cela
risque d'être un peu passé, alors, on parle d'hypnose ou de
mesmérisme. Aux États-Unis, on ne comprenait pas comment des gens,
encore une fois apparemment tout à fait normaux, devenaient Mormons, membres d'une secte qui pratiquait, en plus, la polygamie.
Alors, une légende s'est créée que Joseph Smith, fondateur des Mormons, détenait
dans sa cave un Mesmeriste allemand, donc étranger. Il y a toujours
la peur de l'étranger, évidemment. Le terme « manipulation mentale » est né en
Allemagne pour expliquer l'inexplicable, c'est-à-dire le nazisme, pas
après mais avant, c'est-à-dire quand le mouvement nazi a commencé à
s'affirmer. Dans ces années-là, il y avait à l'université de
Francfort soit des psychiatres, qui étaient tous freudiens, soit des
sociologues, qui étaient tous marxistes, qui se posaient un problème
d'orthodoxie marxiste très sérieux. Le problème était, en bonne
orthodoxie marxiste : le nazisme, c'est normal ; ll y a un fort
mouvement socialiste, donc il y a une réaction pour l'arrêter.
Seulement, en bonne orthodoxie marxiste, qui auraient dû être les
nazis ? Les bourgeois. Qui sont les nazis qui viennent casser
les vitres de notre université ? Ce sont les ouvriers et le parti
s'appelle parti national-socialiste des ouvriers allemands. Là, naît
l'école de Francfort, elle naît de cette collaboration de psychiatres
et de sociologues, Adorno et Durkheim d’un côté,
Federn, Erickson, Reich et autres de l’autre côté, qui
essayent de donner une explication. L'explication, c'est finalement
la manipulation mentale, c'est-à-dire que les nazis ont trouvé le
secret de la manipulation mentale et comme ils sont freudiens, ils
disent qu’ils exploitent le fait que les ouvriers sont vulnérables et
ils sont vulnérables parce qu'ils ont été soumis à la répression
sexuelle dans leur enfance. Comme ils ont été soumis à la répression
sexuelle, ils sont fragilisés et ils sont donc des victimes faciles
pour la manipulation mentale. Ce qui arrive, c'est
qu'après quelques années, il n'y a plus d'école de Francfort et tous les
membres sont devenus des citoyens américains, car ils sont tous juifs
et tous socialistes. À la fin de la deuxième guerre mondiale,
l'argent du gouvernement des États-Unis n’est plus dépensé pour
expliquer comment on devient nazi, c'est un problème du passé, mais
la question qu’ils vont leur poser est : « Expliquez-nous comment on
devient communiste ». Le projet de Boston, ce sont des centres guidés par des anciens de l'école de
Francfort transférés aux États-Unis où se forment les Lifton et les
Schein, c'est-à-dire les gens qui ont inventé la théorie moderne du
conditionnement mental. Il y a d'un côté une théorie scientifique,
controversée, qui n'est plus suivie par plusieurs psychiatres mais
qui est sérieuse – on peut discuter avec Lifton, je l'ai fait
plusieurs fois dans des colloques internationaux – et, de l'autre
côté, il y a la version propagandiste des services secrets américains
qui ont inventé l'expression « lavage de cerveau ». Un dirigeant de
la CIA expliquait cela en deux mots, dans une audience du Congrès
américain, en disant : « Le cerveau est comme un gramophone et les
communistes sont les gens qui ont la technique de changer le
disque », mais après vingt ou trente ans d'expérimentation clinique,
ils ont conclu que cela ne marchait pas.
Leur rapport final est qu’on
peut diviser le lavage de cerveau en deux phases, ce qu'ils appellent
la phase négative et la phase positive. Alors, tout ce dont ces psychiatres – qui étaient
à l'étranger, car aux États-Unis, ces expérimentations auraient été
contre la loi, donc ils les faisaient faire surtout au Canada –
étaient capables était de réduire une personne à l'état
végétatif, mais la reprogrammation, y mettre de nouvelles idées, ne
marchait pas. Il y a eu des procès parce que certains patients,
appelons-les « patients », sont morts. D'autres n'avaient pas exprimé le
consensus nécessaire en droit canadien pour se soumettre à ce type
d'expérimentations. Donc, il y a eu des procès, dont il existe des
actes, donc nous connaissons le protocole et nous savons qu'ils se sont soldés par une faillite. Le projet MK-ULTRA a été
fermé, non pour des raisons morales mais parce qu'il ne marchait
pas. MK-ULTRA a été une page très triste, car il y a eu des morts,
des dégâts énormes, mais au moins nous avons eu un protocole clinique
immoral, en regard de n'importe quelle morale. Lifton lui-même a
beaucoup écrit contre l'immoralité des psychiatres qui ont participé
à ces expériences, mais au moins il y a un protocole clinique qui
établit, après trente ans d'expérimentation, que cela ne marche pas. Il faut dire que Lifton et Schein sont toujours
vivants et qu’ils n'utilisent pas volontiers l'expression lavage de
cerveau, dans un débat public dont les actes viennent d'ailleurs
d'être publiés en Suède. Lifton m'a toujours dit que le titre de son
ouvrage le plus fameux, Le lavage de cerveau dans la Chine communiste, est le titre de
l'éditeur. En effet, c'est bizarre qu’un livre qui a dans son
intitulé « lavage de cerveau », à telle page, vous trouvez qu'il ne
faut surtout pas utiliser l'expression « lavage de cerveau », qui est
une expression sensationnelle mais pas scientifique. L'affaire des
prisonniers de guerre de Corée est une affaire moins importante qu'on le colporte parfois. La vraie affaire était la conversion de certains
missionnaires, par exemple au communisme. Là, il y a toute une
théorie, mais cette théorie de la réforme de la pensée n'avait rien
de magique, car Lifton lui-même tenait à dire deux choses : la
première était que moins de la moitié des gens sur lesquels les
Chinois avaient essayé la réforme de la pensée s'étaient convertis au
communisme, sur les autres cela ne marchait pas ; et qu’il fallait
des conditions préalables : toujours la répression sexuelle dans
l'enfance, l'exposition à des doctrines telles que le catholicisme
pour les missionnaires qui voient le monde un peu en blanc et noir,
nous et les autres, et l'influence d'une certaine culture populaire. C'est vrai que Lifton, qui est un anarchiste,
n’aime pas la vision du monde globalisante et a apporté son appui
personnel à certaines campagnes antisectes, mais toujours avec des
réticences quand il s'agit de faire des lois, par exemple. L'extension à la religion est tardive. Cela
arrive avec William Sargant en Angleterre en 1960, un psychiatre, qui
ne parle pas de secte. Deux grands exemples dans son livre
La bataille pour le cerveau
sont les Jésuites et les Méthodistes. Il dit que ce que font les
Jésuites et les Méthodistes n'est pas très différent de ce que font
les communistes chinois, donc on pourrait appliquer la même théorie
de la manipulation mentale aux Jésuites et aux Méthodistes. Quand cette idée anglaise, qui n’a aucune
conséquence pratique, voyage aux États-Unis, elle est reprise par une
psychologue clinique, Margaret Singer, qui est morte il y a deux ans, qui était une élève de Schein,
et qui dit : « Si on attaque toutes
les religions, on ne fera pas long feu ». Donc, on invente une
distinction entre la religion qui n’emploie pas le lavage de cerveau
et la secte qui emploie le lavage de cerveau. Toute la bataille qui a été faite, notamment
dans les tribunaux américains où Dick Antony
a eu un rôle très important comme expert dans plusieurs
procès, est que Margaret Singer a toujours dit : « Moi, je suis la
thèse de Lifton et de Schein, j’ai d’ailleurs étudié avec Schein »,
même si elle n’a écrit qu’un seul article scientifique et deux livres
de vulgarisation. En réalité, l’objection de Dick Antony est de dire :
« Nous appliquons aux sectes non pas une théorie scientifique
controversée mais sérieuse, mais la version CIA du changement de
disque dans le gramophone. » Je dirais qu’aux États-Unis, les tribunaux en
sont arrivés à considérer la déprogrammation comme une activité
criminelle. Pour ceux qui ne connaissent pas les affaires, la
déprogrammation consiste à enlever, par de vrais kidnappings, des
gens dans la rue, les mettre dans une camionnette et les
emmener dans un endroit où ils subissent un contre-lavage de cerveau,
c'est-à-dire qu’on leur parle très mal, soit de la religion en
général, soit de leur expérience religieuse, jusqu’à ce qu’ils se
déclarent convaincus et convertis. Tout le problème de la déprogrammation, c’est
que la déprogrammation n’a presque jamais été conduite par des
psychologues ou psychiatres, mais par des anciens membres de
mouvements eux-mêmes, qui en avaient fait une profession très
lucrative – il y a eu des déprogrammations à 40 000, 50 000 $, même
100 000 aux États-Unis – et aussi par des gens qui venaient des
services de police privée et de milieux parfois assez louches. Parmi
les déprogrammeurs, le plus connu aux États-Unis, Rick Ross, avait
commencé sa carrière comme voleur de bijoux, puis était passé dans la
police privée. Ces personnages n’ont pas exactement fait leurs premières
expériences à l’université. Il y a eu des viols, des
violences et dans plusieurs pays, il est clair que la déprogrammation
est une activité illégale. Elle résiste au Japon, curieusement, où il
y a une industrie de la déprogrammation, notamment des membres de
l’Église de l’Unification, qui continue et elle existe en Chine où
elle est faite par l’État. J’ai été dans un procès de Singer en Suisse,
donc je l’ai croisée une fois dans ma vie, elle était experte dans le
même procès. C’était un procès en diffamation qui portait sur
l’Église de l’Unification, laquelle a
d'ailleurs gagné, au tribunal de Genève. Finalement, la question
posée à Singer était : « Comment savez-vous qu’un
missionnaire de l’Église de l’Unification du révérend Moon utilise la
manipulation mentale, alors qu’un missionnaire baptiste ou catholique
ne l’utilise pas ? ». Elle ne savait pas trop quoi répondre mais
finalement, un témoignage l’a hantée toutes les dernières années de
sa vie, dans un procès sur les dévots de Krishna car
elle a dit : « Les dévots de Krishna ont des idées absurdes,
alors que les catholiques ont des idées raisonnables ». À ce
moment-là, les juges lui ont dit : « Donc, vous faites le procès des
idées ». Si on veut faire du droit comparé, il y a deux
lois contre la manipulation mentale en Europe : un article du Code
pénal espagnol et la loi française 2001. Une proposition de loi
risque de passer en Belgique, alors que dans les autres pays, en
Italie et dans d’autres législatures, il y a eu des calendarisations.
En Allemagne et en Suède, les Commissions mises en place ont
déconseillé d’introduire une loi spéciale sur la manipulation
mentale. Pour les pays qui ont une loi sur la
manipulation mentale, en dehors de l’Europe, une Commission au Chili
avait proposé une loi, mais qui n’est pas encore là. Sinon, il n’y a
que la Chine, ce qui est très curieux parce qu’en Chine, le mot
manipulation, lavage de cerveau, est né d’une propagande
antichinoise, mais la Chine l’a elle-même adopté quand elle a eu le
problème du groupe Falun Gong, pour mettre en place une loi contre
les sectes criminelles calquée, encore une fois, sur le modèle
français et qui faisait suite à des visites de personnages français,
dont Alain Vivien, à Pékin. Nous concluons, non pas en appelant à une
croisade contre ceux qui ont des idées différentes des nôtres, mais
en remarquant qu’un dialogue commence, dans des pays comme les
États-Unis ou l’Italie. Il semblait impossible dans les pays
francophones mais certains petits pas, peut-être, nous promettent,
que sais-je, dans une situation politique changée, des possibilités
de dialogue avec ceux qui ont des idées différentes, même en France. note : (« High intensity religion ») Selon Rodney Stark, sociologue des religions, une religion à « haute intensité » est créée par des réformes, des tentatives pour restaurer la croyance et la pratique religieuses dans les organisations existantes, à un niveau plus exigeant. Lorsque les tentatives échouent, les réformateurs sont poussés hors des structures existantes et créent des « alternatives religieuses à haute intensité ».
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