Transcription intégrale de l'interview de Massimo Introvigne


Massimo Introvigne est fondateur et directeur du CESNUR (Centre d’Etudes Sur les Nouvelles Religions). Avec Dick Antony, psychologue, il a publié un livre de synthèse des recherches effectuées sur les notions de « lavage de cerveau » ou de « manipulation mentale » qui sous-tendent la lutte antisectes. Le livre en Français : « Lavage de cerveau : mythe ou réalité » est publié chez l’Harmattan. Massimo Introvigne nous présente ici un aperçu de ce travail qui aide à comprendre le contexte actuel français de lutte contre les dérives sectaires.

Interview du CICNS, novembre 2006.

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Massimo Introvigne : « Chaque fois que la société ne comprend pas un mouvement qui paraît très étrange, l'explication la plus rapide est de dire : on n'y adhère pas volontairement, c'est de l'envoûtement, c’est de l’hypnose, c'est de la manipulation mentale.

Historiquement, il est vrai que la notion de manipulation mentale, née pour expliquer le nazisme, tout d'abord, puis le communisme, a été appliquée par certains psychiatres athées à la religion en général. Mais, à un moment donné, on s’est rendu compte qu’attaquer la religion en général, cela ne menait nulle part et on a alors fait cette distinction avec les « religions à haute intensité » note. La définition existe, mais elle est quelque peu circulaire : la secte est un mouvement religieux ou pseudo-religieux, ils vont vous dire, auquel on adhère par le lavage de cerveau et la religion est un mouvement religieux auquel on adhère de façon libre. Après, expliquer exactement où se situe la différence, dans le cas d'espèce, c'est très difficile. Ce qu’ils pensent vraiment est qu’une secte est un mouvement religieux ou, comme nous préférons le dire, pseudo-religieux, qui a des idées que nous considérons inacceptables dans la France de 2006. Donc, comme ces idées sont inacceptables, nous ne croyons pas qu'il y ait de gens assez fous pour y adhérer de façon libre : ils ne peuvent donc y adhérer que pour des raisons qui relèvent de la manipulation mentale.

Dans le livre, nous commençons en citant des ouvrages d'auteurs classiques, comme Pline, qui en effet ne croit pas qu’il existe de gens assez bizarres pour adhérer à une doctrine aussi étrange que le christianisme. Alors, quelle est l'explication ? Ils sont victimes d'un envoûtement. Parler d'envoûtement après l’illuminisme, cela risque d'être un peu passé, alors, on parle d'hypnose ou de mesmérisme.

Aux États-Unis, on ne comprenait pas comment des gens, encore une fois apparemment tout à fait normaux, devenaient Mormons, membres d'une secte qui pratiquait, en plus, la polygamie. Alors, une légende s'est créée que Joseph Smith, fondateur des Mormons, détenait dans sa cave un Mesmeriste allemand, donc étranger. Il y a toujours la peur de l'étranger, évidemment.

Le terme « manipulation mentale » est né en Allemagne pour expliquer l'inexplicable, c'est-à-dire le nazisme, pas après mais avant, c'est-à-dire quand le mouvement nazi a commencé à s'affirmer. Dans ces années-là, il y avait à l'université de Francfort soit des psychiatres, qui étaient tous freudiens, soit des sociologues, qui étaient tous marxistes, qui se posaient un problème d'orthodoxie marxiste très sérieux. Le problème était, en bonne orthodoxie marxiste : le nazisme, c'est normal ; ll y a un fort mouvement socialiste, donc il y a une réaction pour l'arrêter. Seulement, en bonne orthodoxie marxiste, qui auraient dû être les nazis ? Les bourgeois. Qui sont les nazis qui viennent casser les vitres de notre université ? Ce sont les ouvriers et le parti s'appelle parti national-socialiste des ouvriers allemands. Là, naît l'école de Francfort, elle naît de cette collaboration de psychiatres et de sociologues, Adorno et Durkheim d’un côté, Federn, Erickson, Reich et autres de l’autre côté, qui essayent de donner une explication. L'explication, c'est finalement la manipulation mentale, c'est-à-dire que les nazis ont trouvé le secret de la manipulation mentale et comme ils sont freudiens, ils disent qu’ils exploitent le fait que les ouvriers sont vulnérables et ils sont vulnérables parce qu'ils ont été soumis à la répression sexuelle dans leur enfance. Comme ils ont été soumis à la répression sexuelle, ils sont fragilisés et ils sont donc des victimes faciles pour la manipulation mentale.

Ce qui arrive, c'est qu'après quelques années, il n'y a plus d'école de Francfort et tous les membres sont devenus des citoyens américains, car ils sont tous juifs et tous socialistes. À la fin de la deuxième guerre mondiale, l'argent du gouvernement des États-Unis n’est plus dépensé pour expliquer comment on devient nazi, c'est un problème du passé, mais la question qu’ils vont leur poser est :  « Expliquez-nous comment on devient communiste ». Le projet de Boston, ce sont des centres guidés par des anciens de l'école de Francfort transférés aux États-Unis où se forment les Lifton et les Schein, c'est-à-dire les gens qui ont inventé la théorie moderne du conditionnement mental. Il y a d'un côté une théorie scientifique, controversée, qui n'est plus suivie par plusieurs psychiatres mais qui est sérieuse – on peut discuter avec Lifton, je l'ai fait plusieurs fois dans des colloques internationaux – et, de l'autre côté, il y a la version propagandiste des services secrets américains qui ont inventé l'expression « lavage de cerveau ». Un dirigeant de la CIA expliquait cela en deux mots, dans une audience du Congrès américain, en disant : « Le cerveau est comme un gramophone et les communistes sont les gens qui ont la technique de changer le disque », mais après vingt ou trente ans d'expérimentation clinique, ils ont conclu que cela ne marchait pas.  Leur rapport final est qu’on peut diviser le lavage de cerveau en deux phases, ce qu'ils appellent la phase négative et la phase positive.

Alors, tout ce dont ces psychiatres – qui étaient à l'étranger, car aux États-Unis, ces expérimentations auraient été contre la loi, donc ils les faisaient faire surtout au Canada – étaient capables était de réduire une personne à l'état végétatif, mais la reprogrammation, y mettre de nouvelles idées, ne marchait pas. Il y a eu des procès parce que certains patients, appelons-les « patients », sont morts. D'autres n'avaient pas exprimé le consensus nécessaire en droit canadien pour se soumettre à ce type d'expérimentations. Donc, il y a eu des procès, dont il existe des actes, donc nous connaissons le protocole et nous savons qu'ils se sont soldés par une faillite. Le projet MK-ULTRA a été fermé, non pour des raisons morales mais parce qu'il ne marchait pas. MK-ULTRA a été une page très triste, car il y a eu des morts, des dégâts énormes, mais au moins nous avons eu un protocole clinique immoral, en regard de n'importe quelle morale. Lifton lui-même a beaucoup écrit contre l'immoralité des psychiatres qui ont participé à ces expériences, mais au moins il y a un protocole clinique qui établit, après trente ans d'expérimentation, que cela ne marche pas.

Il faut dire que Lifton et Schein sont toujours vivants et qu’ils n'utilisent pas volontiers l'expression lavage de cerveau, dans un débat public dont les actes viennent d'ailleurs d'être publiés en Suède. Lifton m'a toujours dit que le titre de son ouvrage le plus fameux, Le lavage de cerveau dans la Chine communiste, est le titre de l'éditeur. En effet, c'est bizarre qu’un livre qui a dans son intitulé « lavage de cerveau », à telle page, vous trouvez qu'il ne faut surtout pas utiliser l'expression « lavage de cerveau », qui est une expression sensationnelle mais pas scientifique. L'affaire des prisonniers de guerre de Corée est une affaire moins importante qu'on le colporte parfois. La vraie affaire était la conversion de certains missionnaires, par exemple au communisme. Là, il y a toute une théorie, mais cette théorie de la réforme de la pensée n'avait rien de magique, car Lifton lui-même tenait à dire deux choses : la première était que moins de la moitié des gens sur lesquels les Chinois avaient essayé la réforme de la pensée s'étaient convertis au communisme, sur les autres cela ne marchait pas ; et qu’il fallait des conditions préalables : toujours la répression sexuelle dans l'enfance, l'exposition à des doctrines telles que le catholicisme pour les missionnaires qui voient le monde un peu en blanc et noir, nous et les autres, et l'influence d'une certaine culture populaire.

C'est vrai que Lifton, qui est un anarchiste, n’aime pas la vision du monde globalisante et a apporté son appui personnel à certaines campagnes antisectes, mais toujours avec des réticences quand il s'agit de faire des lois, par exemple.

L'extension à la religion est tardive. Cela arrive avec William Sargant en Angleterre en 1960, un psychiatre, qui ne parle pas de secte. Deux grands exemples dans son livre La bataille pour le cerveau sont les Jésuites et les Méthodistes. Il dit que ce que font les Jésuites et les Méthodistes n'est pas très différent de ce que font les communistes chinois, donc on pourrait appliquer la même théorie de la manipulation mentale aux Jésuites et aux Méthodistes.

Quand cette idée anglaise, qui n’a aucune conséquence pratique, voyage aux États-Unis, elle est reprise par une psychologue clinique, Margaret Singer, qui est morte il y a deux ans, qui était une élève de Schein, et qui dit : « Si on attaque toutes les religions, on ne fera pas long feu ». Donc, on invente une distinction entre la religion qui n’emploie pas le lavage de cerveau et la secte qui emploie le lavage de cerveau.

Toute la bataille qui a été faite, notamment dans les tribunaux américains où Dick Antony a eu un rôle très important comme expert dans plusieurs procès, est que Margaret Singer a toujours dit : « Moi, je suis la thèse de Lifton et de Schein, j’ai d’ailleurs étudié avec Schein », même si elle n’a écrit qu’un seul article scientifique et deux livres de vulgarisation. En réalité, l’objection de Dick Antony est de dire : « Nous appliquons aux sectes non pas une théorie scientifique controversée mais sérieuse, mais la version CIA du changement de disque dans le gramophone. »

Je dirais qu’aux États-Unis, les tribunaux en sont arrivés à considérer la déprogrammation comme une activité criminelle. Pour ceux qui ne connaissent pas les affaires, la déprogrammation consiste à enlever, par de vrais kidnappings, des gens dans la rue, les mettre dans une camionnette et les emmener dans un endroit où ils subissent un contre-lavage de cerveau, c'est-à-dire qu’on leur parle très mal, soit de la religion en général, soit de leur expérience religieuse, jusqu’à ce qu’ils se déclarent convaincus et convertis.

Tout le problème de la déprogrammation, c’est que la déprogrammation n’a presque jamais été conduite par des psychologues ou psychiatres, mais par des anciens membres de mouvements eux-mêmes, qui en avaient fait une profession très lucrative – il y a eu des déprogrammations à 40 000, 50 000 $, même 100 000 aux États-Unis – et aussi par des gens qui venaient des services de police privée et de milieux parfois assez louches. Parmi les déprogrammeurs, le plus connu aux États-Unis, Rick Ross, avait commencé sa carrière comme voleur de bijoux, puis était passé dans la police privée. Ces personnages n’ont pas exactement fait leurs premières expériences à l’université. Il y a eu des viols, des violences et dans plusieurs pays, il est clair que la déprogrammation est une activité illégale. Elle résiste au Japon, curieusement, où il y a une industrie de la déprogrammation, notamment des membres de l’Église de l’Unification, qui continue et elle existe en Chine où elle est faite par l’État. 

J’ai été dans un procès de Singer en Suisse, donc je l’ai croisée une fois dans ma vie, elle était experte dans le même procès. C’était un procès en diffamation qui portait sur l’Église de l’Unification, laquelle a d'ailleurs gagné, au tribunal de Genève. Finalement, la question posée à Singer était : « Comment savez-vous qu’un missionnaire de l’Église de l’Unification du révérend Moon utilise la manipulation mentale, alors qu’un missionnaire baptiste ou catholique ne l’utilise pas ? ». Elle ne savait pas trop quoi répondre mais finalement, un témoignage l’a hantée toutes les dernières années de sa vie, dans un procès sur les dévots de Krishna car elle a dit : « Les dévots de Krishna ont des idées absurdes, alors que les catholiques ont des idées raisonnables ». À ce moment-là, les juges lui ont dit : « Donc, vous faites le procès des idées ».

Si on veut faire du droit comparé, il y a deux lois contre la manipulation mentale en Europe : un article du Code pénal espagnol et la loi française 2001. Une proposition de loi risque de passer en Belgique, alors que dans les autres pays, en Italie et dans d’autres législatures, il y a eu des calendarisations. En Allemagne et en Suède, les Commissions mises en place ont déconseillé d’introduire une loi spéciale sur la manipulation mentale.

Pour les pays qui ont une loi sur la manipulation mentale, en dehors de l’Europe, une Commission au Chili avait proposé une loi, mais qui n’est pas encore là. Sinon, il n’y a que la Chine, ce qui est très curieux parce qu’en Chine, le mot manipulation, lavage de cerveau, est né d’une propagande antichinoise, mais la Chine l’a elle-même adopté quand elle a eu le problème du groupe Falun Gong, pour mettre en place une loi contre les sectes criminelles calquée, encore une fois, sur le modèle français et qui faisait suite à des visites de personnages français, dont Alain Vivien, à Pékin.

Nous concluons, non pas en appelant à une croisade contre ceux qui ont des idées différentes des nôtres, mais en remarquant qu’un dialogue commence, dans des pays comme les États-Unis ou l’Italie. Il semblait impossible dans les pays francophones mais certains petits pas, peut-être, nous promettent, que sais-je, dans une situation politique changée, des possibilités de dialogue avec ceux qui ont des idées différentes, même en France.  

note : (« High intensity religion ») Selon Rodney Stark, sociologue des religions, une religion à « haute intensité » est créée par des réformes, des tentatives pour restaurer la croyance et la pratique religieuses dans les organisations existantes, à un niveau plus exigeant. Lorsque les tentatives échouent, les réformateurs sont poussés hors des structures existantes et créent des « alternatives religieuses à haute intensité ».

 

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