Micheline Milot est professeur titulaire au département de sociologie de l'Université du Québec à Montréal. Dans cet ouvrage intitulé "La Laïcité" (aux éditions Novalis), elle circonscrit la notion de laïcité à travers un ensemble de 25 questions.

 

Son regard extérieur est précieux pour des lecteurs français habitués à entendre parler de la laïcité de façon nombriliste comme d'une exception française.  Le Canada qui n'a pas inscrit la laïcité dans sa constitution ni dans aucune charte a une tradition laïque très ancrée dans sa culture politique et si le sujet fait débat, il n'y a pas de guerre des "deux canadas" ; cette nation (notamment dans la province du Québec) réfléchit et fait évoluer son modèle de laïcité pour répondre à l'évolution du paysage religieux.

 

Nous reproduisons un certain nombre d'extraits du livre de Micheline Milot  qui est une synthèse très utile et didactique sur les différents visages que peut prendre la laïcité et sur la nécessité de ne pas figer un modèle une fois pour toute, mais bien au contraire de le concevoir comme évolutif et tendant vers une "laïcité de reconnaissance" pour protéger au maximum "les valeurs de justice et d'égalité à l'égard de la diversité morale et religieuse".  

 


 

(...) La perception de la laïcité se voit le plus souvent empreinte d'ambiguïtés. L'une d'entre elle, et non la moindre, provient de son association étroite avec la laïcité française, idéalisée par les uns et décriée par les autres.

 

(...) en 1905, la Loi de Séparation des Eglises et de l'Etat fut votée (sans que le terme laïcité y apparaisse). Si cette loi eut en définitive un effet pacificateur du conflit, comme l'a analysé l'historien Jean Baubérot, il n'en reste pas moins que la France a fait figure de "contre-modèle" de l'aménagement laïque pour plusieurs pays où l'Etat n'a pas eu à combattre une confession religieuse pour affirmer sa légitimité et sa prééminence (...) Si, historiquement, le conflit a profondément marqué le processus de laïcisation, on peut affirmer que les débats sur l'identité nationale républicaine surdéterminent actuellement la conception de la laïcité française, en ce sens où la laïcité en France remplit une réelle fonction identitaire.

 

(...) On pourrait aisément parler de la laïcité à la française, à la turque, à l'américaine ou à la québécoise. Ces variations ne portent pas sur les trois principes fondateurs de la laïcité [séparation, neutralité, liberté de conscience et de religion] (...) La différence découle de l'interprétation que les gouvernants et les citoyens élaborent à propos de ces principes.

 

(...) Nous identifions cinq conceptions de la laïcité parmi les plus marquantes historiquement et qui se retrouvent présentes dans les sociétés actuelles (...) une laïcité séparatiste, une laïcité anticléricale ou antireligieuse, une laïcité autoritaire, une laïcité de foi civique et enfin, une laïcité de reconnaissance.

(...) La laicité séparatiste consiste en une façon de concevoir l'aménagement des principes laïques en mettant l'accent sur une division presque "tangible" entre l'espace de la vie privée et la sphère publique qui concerne l'Etat et les institutions relevant de sa gouvernance.

(...) La frontière entre la laicité séparatiste et la laïcité antireligieuse est relativement mince. La seconde diffère toutefois de la première : les tenants de cette conception laïque se font les défenseurs d'un espace public (les rues et les lieux où les citoyens circulent librement) aseptisé de tout signe religieux. Pour certaines personnes, la religion est synonyme d'obscurantisme et d'irrationnel.

(...) La laïcité de type autoritaire correspond historiquement à celle adoptée par un Etat qui s'affranchit soudainement et radicalement des pouvoirs religieux qu'il considère comme des forces sociales menaçantes pour la stabilité de la gouvernance politique (...) L'Etat surplombe alors les confessions en justifiant l'imposition de limitations à leur autonomie propre au nom de valeurs suprieures, une sorte de "raison d'Etat".

(...) La laïcité de foi civique (...) est porteuse d'une conception faible de la neutralité. Cela est manifeste par l'exigence faite à certains citoyens de compenser leur volonter d'expression religieuse par une manifestation de loyauté aux valeurs civiques. L'abdication de la liberté d'expression religieuse deviendrait le critère d'intégration du bon citoyen. La laïcté de foi civique affaiblit également le principe de liberté de conscience et de religion, puisque la conscience "religieuse" est suspecte et, dès lors, stigmatisée.

(...) [Laïcité de reconnaissance]. Ce type de laïcté se caractérise par une reconnaissance de l'autonomie de pensée dont chaque citoyen est considéré porteur (...) il découle que toutes les conceptions de la vie (hormis celles qui briment les doits d'autrui) méritent la même protection de la part de l'Etat (...) La laïcité de reconnaissance rencontre à un degré assez élevé les trois principes fondamentaux de la laïcité. Elle est sans aucun doute, parmi les différentes modalités de mise en oeuvre de la laïcité, la plus exigeante socialement, éthiquement et politiquement.

 

(...) Associer la laicité à un effacement des expressions religieuses de la société civile repose sur un raisonnement erroné. Là se niche un deuxième élément de confusion. Les individus n'entrent pas dans l'espace public en laissant à la maison les convictions profondes qui orientent leur conduite.

 

(...) Le respect de préceptes religieux peut s'avérer difficile pour un croyant dans le cadre de certaines normes institutionnelles. On parle alors d'accommodements nécessaires pour rendre effective l'égalité dans l'exercice de la liberté de religion. Au Canada plus particulièrement, la notion d'"accomodement raisonnable" est une obligation juridique qui s'inscrit dans le prolongement logique du droit à l'égalité.

 

(...) Il est remarquable de constater à quel point les demandes d'adaptation ou d'accommodement dérangent davantage si elles sont formulées au nom de principes religieux. Ainsi, il est tout à fait accepté qu'une femme qui subit des traitement de chimiothérapie porte un foulard pour couvrir sa tête, alors qu'un voile semblable arboré par une femme musulmane est perçu comme un signe ostentatoire.

 

(...) Les groupes qualifiés de "sectaires" sont souvent l'objet de méfiance, voire de discrimination claire, dans l'application et l'interprétation de la loi. Ainsi, quel que soit le degré de sécularisation d'une société ou des mentalités, l'expression publique des conceptions de la vie ne peut que garder ouverte la problématique juridique de la laïcité, exigeant un ajustement constant en regard du pluralisme des convictions (...) On ne peut proclamer que la liberté de conscience et de religion est fondamentale à la vie démocratique tout en l'amputant des formes d'expressions religieuses qui irritent certaines sensibilités, sous réserve que ces manifestations n'affectent pas les droits d'autrui ou l'ordre public.

 

(...) Il faut prendre garde qu'une volonté de protection à l'endroit des femmes issues des minorités masque en fait un postulat d'incomplétude de la femme (comme n'ayant pas la capacité d'évaluer les ressources adéquates pour mener sa vie), attitude qui substitue un paternalisme étatique au paternalisme communautaire.

 

(...) Devant la complexité croissante des rapports sociaux qui résulte de la pluralité religieuse, certains se montrent tentés de définir un modèle "idéal" de laïcité qui baliserait définitivement la manifestation des appartenances religieuses dans la sphère et dans l'espace publics. Il faut se méfier de toute proposition qui viserait à proposer un modèle idéal de laïcité, décrétant définitivement selon quelle modalités d'amanagement le religieux doit être balisé dans les lois et la définition du vivre ensemble.

(...) Sans doute que la justification ultime de la laïcité ne repose-t-elle plus sur l'idée de séparation (largement acquise dans les Etats de droit), mais sur l'aménagement que les Etats sauront effectuer concernant les valeurs de justice et d'égalité à l'égard de la diversité morale et religieuse.

 

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