L'affaire d'Outreau

Les acquittés d'Outreau "chargent" le juge Burgaud

PARIS, 18 janvier (AP) - Six acquittés de l'affaire Outreau ont critiqué mercredi devant la commission d'enquête parlementaire l'attitude et le travail du juge d'instruction Fabrice Burgaud qui, dans un entretien accordé à l'hebdomadaire "L'Express", refuse de s'excuser.

Dans l'interview, M. Burgaud, aujourd'hui magistrat au parquet de Paris, déclare qu'il ne souhaite pas s'excuser et estime avoir fait son travail comme il devait le faire, parlant même d'un "sentiment d'une profonde injustice" à son encontre.

Tous ont décrit Fabrice Burgaud comme un magistrat instructeur froid et arrogant qui ne cherchait pas à les entendre ni à vérifier leurs propos. "On devait apporter les preuves que l'on avait rien fait", a expliqué Alain Marécaux.

Le magistrat se serait laissé manipuler par la principale accusatrice, Myriam B., condamnée à 15 ans de réclusion criminelle. Alain Marécaux, ex-huissier de justice, a parlé mercredi du "couple fascinant" qu'elle formait avec le juge d'instruction. "Tous les deux ont inventé cette histoire", a-t-il assuré.

Alain Marécaux a dit du juge qu'il était "le meurtrier de sa mère" qui avait cessé de s'alimenter depuis son arrestation. Elle est décédée le 12 janvier 2002, jour de son interrogatoire de personnalité par le juge. "Pensez-vous qu'il aurait eu un sentiment humain?", lancera-t-il à la commission.

Treize des 17 personnes accusées de faits de viols et de pédophilie ont été acquittés à l'occasion de deux procès.

AP


Janvier 2006 - Les magistrats de l'affaire d'Outreau ont déclaré : 

"Nous avons une conscience aiguë de nos responsabilités... L'affaire n'est d'ailleurs pas une aberration isolée. Elle survient dans une époque où le crime sexuel est considéré comme l'horreur absolue et cela conduit peut-être à des précipitations médiatiques et judicaires quotidiennes."


mercredi 11 janvier 2006

Les juges de l'affaire Outreau se justifient

Reuters

Des magistrats intervenus dans l'affaire de pédophilie d'Outreau se sont exprimés pour la première fois pour imputer le fiasco judiciaire à la politique sécuritaire du gouvernement.

Le ministre de la Justice, Pascal Clément, a pour sa part confirmé son projet de réformer le système judiciaire français.

"L'affaire d'Outreau est à l'image de la justice de tous les jours. Il faut y voir non pas une aberration isolée mais plutôt la révélation paroxystique d'un véritable emballement répressif et médiatique", ont écrit cinq magistrats de la cour d'appel de Douai dans une lettre au journal Le Monde.

"Le verdict permet à certains de redécouvrir la valeur de la présomption d'innocence alors que depuis trois ans, au nom d'une politique sécuritaire de plus en plus envahissante, le législateur a érigé l'incarcération en principe de précaution", ajoutent-ils.

Il a été reproché à la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai d'avoir repoussé sans examen sérieux, entre 2001 et 2004, des centaines de demandes de remise en liberté et d'investigations présentées par les suspects d'Outreau.

L'acquittement de 13 des 17 suspects lors de deux procès en 2004 et 2005 et la mort en prison d'un 18e en 2002 ont fait de cette affaire une erreur judiciaire historique.

Didier Beauvais, ex-président de la chambre de l'instruction de Douai et les conseillers Pascale Fontaine, Sylvie Karas, Claire Montpied et Sabine Mariette se disent dans leur lettre "hantés" par "le souvenir des vies broyées" des acquittés. Mais ils écartent implicitement toute erreur personnelle.

Ils ont été mis en cause lors du second procès de l'affaire. L'abbé Dominique Wiel a ainsi raconté que Didier Beauvais - promu depuis à la Cour de cassation - lui lançait en souriant : "Merci, à la prochaine !", après chacune des 112 audiences en trente mois où il était venu demander, en vain, sa libération.

Au plan politique, Pascal Clément a confirmé sa volonté d'une réforme du système mais a écarté la suppression de la fonction de juge d'instruction indépendant.

Des élus souhaitent le remplacer par un système à l'américaine dit "accusatoire", où les procureurs (nommés en conseil des ministres) mèneraient les investigations.

Le contrôle de la chambre de l'instruction sera renforcé et la co-saisine de deux juges sur les affaires complexes sera rendue obligatoire, a-t-il dit lors de ses voeux à la presse.

Une extension du régime de responsabilité des magistrats est prévue, mais le ministre n'en a pas esquissé le contenu.

"Rien d'utile ne se fera sans les magistrats", a-t-il dit, assurant qu'il attendrait les propositions de la commission d'enquête parlementaire sur Outreau, prévues en juin, et celles de l'enquête disciplinaire de ses services.

Le ministre avait parlé de rendre punissable une "faute grossière et manifeste" d'un juge, mais cette proposition a soulevé un tollé dans la magistrature.

A Paris, les présidents du tribunal et de la cour d'appel (plus importantes juridictions françaises) ont suggéré, lors des cérémonies de rentrée, de simples aménagements de l'instruction, repoussant l'idée d'une responsabilité accrue.

"Vouloir renier notre tradition juridique, c'est feindre d'ignorer que le système anglo-saxon, dans lequel l'argent règne en maître, présente lui-même des lacunes telles qu'il serait vite rejeté par le corps social", a dit mercredi le président du tribunal Jean-Claude Magendie.

"De grâce, ne réformons pas pour réformer. Donnons-nous le temps, améliorons l'existant. Nous avons plus souvent besoin d'évaluation et d'approfondissement que de chambardements" a dit mardi Renaud Chazal de Mauriac, président de la cour d'appel.

La semaine prochaine, les acquittés seront entendus par la commission d'enquête parlementaire, où des dissensions apparaissent après la décision de tenir les séances à huis clos.

Mercredi, la députée socialiste Elisabeth Guigou, ancienne ministre de la Justice, a décidé de ne pas participer à la réunion.


Témoignages des accusés d'Outreau, aujourd'hui innocentés, lors des auditions devant la commission parlementaire. 

A lire également, sur notre site, la page au sujet des perquisitions

L'ARRESTATION

Alain Marécaux : " Lors de la perquisition, franchement, si je n'avais pas su que c'était la police, j'aurais cru à des voyous. Ils ont tout mis sens dessus dessous, ils ont arraché ma fille de mes bras, où elle s'était réfugiée, et quand j'ai voulu m'approcher de mon épouse, qui faisait une crise de larmes, un flic m'a dit ? Ta gueule, où je t'allonge par terre ! "

LA GARDE À VUE

Karine Duchochois : " Ma garde à vue a commencé par deux gifles, que j'ai reçues d'un inspecteur qui voulait que j'enlève mes baskets. "

Odile Marécaux: " À l'époque de mon arrestation, j'étais sous Tranxène. J'ai vite été en manque, mais on n'a pas voulu m'aider, ni me donner de chaise, alors, je me suis assise par terre. Un inspecteur m'a dit: ? Vous avez raison de vous asseoir par terre; et encore, par terre, ce n'est pas assez bas pour vous, vous n'êtes qu'une pédophile ? "

Alain Marécaux : " On m'a d'abord injurié ? je ne vous répète pas les noms d'oiseaux ? et attaché par terre. Puis on m'a proposé un deal: ? Si tu avoues, on libère ta femme et tes enfants.? Là, j'ai failli craquer? Et puis, ils sont passés à la méthode douce : ? Allez, avoue, ça te fera du bien ?"?

Daniel Legrand (fils) : " Dans la geôle, j'ai vu arriver un flic, j'ai cru qu'il venait me parler. Mais il a juste ouvert la porte et il m'a mis une gifle. Je ne pourrai jamais l'oublier, ça. Je vois encore sa tête. "

Roselyne Godard : " J'ai séjourné dans une geôle indigne de l'humanité, pleine d'excréments et de sang sur les murs. "

L'INSTRUCTION

Pierre Marte l: "Trois jours après notre arrestation, Thierry Delay a envoyé une lettre au juge pour lui dire que sa femme était folle, qu'elle accusait n'importe qui. Le juge ne l'a même pas fait venir?"

Thierry Dausque : " Quand j'ai été extrait de ma cellule pour être présenté au juge, je n'avais jamais vu d'avocat. J'ai même participé à une confrontation sans avocat ! "

Daniel Legrand : " Devant la chambre de l'instruction, un jour que c'était une dame qui présidait, j'ai fini par leur dire: ? Je ne vais tout de même pas me retrouver devant les assises avec toutes ces personnes que je ne connais pas ! ? Elle m'a répondu : ? Eh bien, vous ferez connaissance là-bas, Monsieur ! ? "

Dominique Wiel : " À quoi sert un avocat? Personne ne peut s'opposer au juge d'instruction. Il a les pleins pouvoirs. Ce n'est pas démocratique, c'est un pouvoir monarchique. Il jette quelqu'un en prison et personne ne peut s'y opposer. Alors, si on tombe sur un fou... "

Alain Marécaux : " L'image que j'ai de la chambre de l'instruction, c'est une chambre des évêques. On ne voulait pas y remettre en cause le travail d'un magistrat. Il ne fallait pourtant pas être fin juriste pour s'apercevoir que le travail du juge Burgaud ne tenait sur rien. Il fallait juste un peu de bon sens. "

Roselyne Godard : " Devant la chambre de l'instruction, j'ai toujours eu l'impression de ne pas être écoutée. Sauf pour ma mise en liberté. Mais cette fois-là, ce n'étaient pas les mêmes magistrats. C'étaient des magistrats de remplacement, pour l'été. Ceux-là m'ont posé des questions, se sont intéressés à l'affaire. Et je suis sortie comme cela. J'ai eu de la chance, en fait. "

LE JUGE BURGAUD

Karine Duchochois : " Il m'a convoquée pour une enquête de personnalité alors que j'étais enceinte de huit mois, avec des contractions. Un certificat médical n'y a rien fait: il m'a fait traverser la France en train dans cet état. Pour une vérification de personnalité? "

Alain Marécaux : " Je me souviens de ce juge arrogant, à qui on ne pouvait rien demander? Le 10janvier 2002, alors que j'attendais de voir le juge, on est venu m'annoncer la mort de ma mère. Elle s'était laissée mourir, à cause de cette affaire. Croyez-vous qu'il m'aurait proposé de remettre à un autre jour l'interrogatoire de personnalité ? Qu'il aurait seulement eu une parole humaine ? Certainement pas ! Il est allé, dans l'interrogatoire, jusqu'à me demander: ? Que fait votre mère ? ? En larmes, je lui ai dit: ? Mais, Monsieur, elle est morte. ? Il m'a répondu: ? Oui, ça, je sais. Mais que faisait-elle avant ? ? "

Pierre Martel : " Avec les policiers de la PJ, je n'ai pas eu de problème. Mais dès qu'on arrivait devant le juge Burgaud, j'avais l'impression d'arriver devant le bon Dieu. C'était pas le garde-à-vous, mais presque. "

Karine Duchochois : " Et j'ajoute qu'il faisait preuve d'énormément de mépris. "

LA PRISON

Daniel Legrand (père) : " J'ai été brûlé à l'eau de javel sous les douches, alors ensuite, je suis resté vingt-quatre mois sans sortir de ma cellule. "

Daniel Legrand (fils) : " Les insultes fusaient tellement, derrière la porte de ma cellule, que ça me faisait reculer jusqu'au mur. J'osais plus bouger. Et ils crachaient sur moi à travers l'oeilleton. "

David Brunet : " Un gardien m'a pointé du doigt, au milieu de l'atelier, devant tout le monde, et il a crié: ? Vous voyez, celui-là, il a pointé dix-sept enfants, plus le sien ! ? À partir de ce moment-là, ça a été l'enfer. Je me suis fait insulter, menacer, chaque jour, on crachait dans mon repas. "

L'IMAGE

Christian Godard : " Quand j'allais signer la feuille de contrôle judiciaire, au commissariat de Boulogne, le matin, le chef de poste disait bien haut: ? Laissez passer M. Godard, il vient signer pour

l'affaire d'Outreau ! ? Eh bien, essayez de ressortir dans la rue, après ça ! C'est pire que s'il m'avait traité de pédophile? "

Lydia Mourmand : " Quand je sortais, on disait: ? Tiens, voilà la soeur du pédophile ! ? "

http://www.groupemialet.org/index.php?section=page&ref=864


vendredi 27 janvier 2006, 15h41

La commission d'enquête sur Outreau dévoile une justice en ruine

PARIS (Reuters) - Les auditions publiques de la commission d'enquête parlementaire sur le fiasco de l'affaire d'Outreau ont dévoilé aux Français un système judiciaire français en ruine, où le risque d'arbitraire apparaît élevé.

"Ne croyez pas qu'Outreau soit un cas isolé. Il y a de quoi mener un débat sur l'architecture de notre système", a dit aux députés Me Thierry Marembert, qui fut l'avocat de Thierry Dausque. "Outreau n'est pas exceptionnel, pas extraordinaire", a renchéri Me William Julié, avocat de Karine Duchochois.

Après les 13 acquittés de l'affaire, leurs avocats ont cette semaine donné corps aux statistiques. La France a consacré en 2005 1,89% du budget de l'Etat à sa justice et ses 188 prisons, soit 5,465 milliards d'euros. Elle emploie 7.782 magistrats pour 62 millions d'habitants.

Dans les prisons surpeuplées, 233 personnes sont mortes en 2004, 832 personnes incarcérées ont été libérées après avoir été innocentées, selon le ministère de la Justice. La même année, 500 personnes ont demandé une indemnisation pour une détention injustifiée (407 ont eu gain de cause).

Pour les avocats, l'arbitraire commence pendant la garde à vue, portée par le gouvernement actuel de deux à quatre jours en matière de délinquance organisée et à six jours en matière terroriste.

Les conditions matérielles y sont souvent sordides, ont dit les avocats, qui ont souligné qu'ils n'y ont accès que de manière formelle, sans pouvoir assister aux interrogatoires et sans avoir accès au dossier.

"Nous sommes réduits au rôle de pantins et les locaux sont indignes d'une République", a déclaré Me Hubert Delarue, avocat d'Alain Marécaux.

Le fondement de poursuites pénales criminelles est souvent fragile, car fondé sur des témoignages. "Dans notre système, la parole devient une preuve. Le juge Burgaud a croisé la parole d'un enfant fou avec celle d'une mythomane, Myriam Badaoui", a dit Me Delarue.

"PROCES DE KAFKA"

Le placement en détention est la règle en matière criminelle. Me Blandine Lejeune, dénonçant un "procès de Kafka", a lu aux députés une ordonnance de placement en détention du dossier Outreau motivée par les dénégations d'un suspect.

"Son système de défense fait craindre qu'il ne se soustraie à la justice", dit ce texte. Les juges d'instruction ont tout pouvoir pour refuser les actes d'investigation à décharge demandés par la défense, ont souligné les avocats.

Ainsi, le juge Burgaud a refusé de se déplacer à Outreau pour vérifier si le petit salon d'un logement HLM habité par le couple Delay-Badaoui était ou non à même d'abriter les orgies impliquant trente personnes décrites au dossier.

Motif du juge: "lourdeur de l'acte et peu d'intérêt au vu des éléments déjà versés au dossier".

A la chambre de l'instruction, instance d'appel, les ordonnances des juges ont été presque toujours confirmées avec des motivations 'standard' restées parfois identiques pendant deux années d'instruction dans l'affaire Outreau, comme pour l'abbé Wiel (112 demandes de remise en liberté rejetées).

Les avocats ont expliqué s'être souvent vu refuser, en toute légalité, l'accès aux pièces qui accusaient leurs clients.

Me Philippe Lescène, avocat de Sandrine Lavier, a remis à la commission les nombreuses lettres sans réponse envoyées au juge Burgaud pour obtenir communication partielle du dossier. Il n'a eu gain de cause que vers la fin de l'enquête.

Parfois, le juge Burgaud s'est passé d'avocats, ce que permet le code de procédure, ont souligné les hommes de loi. Thierry Dausque est resté un an et demi en prison sans l'assistance d'un conseil, Sandrine Lavier plusieurs mois.

Les avocats ont jugé indispensable une réforme en profondeur. "MM. les députés, rappelez ce que sont nos droits et veillez à ce qu'ils soient respectés", a dit Me Lejeune.

Les auditions de la commission reprendront mardi.


Outreau, c'est trop

La tentative de suicide, connue le 24 janvier, de M. Alain Marécaux, un des acquittés d'Outreau, devrait d'abord rappeler à nos technocrates combien les dégâts commis par la machine judiciaire peuvent être irréparables, un quart de siècle après l'abolition de la peine de mort.

Rien n'est, en effet, plus nécessaire en France, et nous le savons de longue date, au-delà de clivages strictement politiques, qu'une réflexion et une réforme de la justice.

Non, la justice ne fonctionne pas bien, aujourd'hui, dans notre pays. Il est un fait que pour la plupart d'entre nous, sur les affaires concrètes que nous avons eu à suivre personnellement, rares sont les cas de solutions judiciaires satisfaisantes. Il faut bien dire que, de nos jours, la phrase "j'ai confiance dans la justice de mon pays" est devenue, hélas, une formule de dérision singulièrement ingénue quand elle n'est pas entièrement hypocrite.

Empressons-nous de souligner quand même qu'il ne s'agit pas de dire qu'elle était parfaite sous la IIIe république, ou qu'il suffirait d'importer sans discernement les procédures judiciaires décrites par Hollywood pour que tout aille mieux du jour au lendemain.

Dès le départ, convenons-en aussi, dès les premières incarcérations, sans aucune charge tangible, de gens criant leur innocence fin 2001, l'affaire d'Outreau paraissait suspecte, à de nombreux égards.

Et il est sans doute utile de partir de cette scandaleuse injustice, infligée pendant 3 longues années (1), par la machine à d'incontestables innocents, pour réfléchir quant à l'avenir. On verra par exemple que l'absence de preuves matérielles correspond à une évolution caractéristique des affaires pénales actuelles où environ 55 % des dossiers d'assises reposent désormais sur des crimes réputés peu visibles - comme l'inceste, les abus sexuels, la pédophilie, etc. La question des victimes mineures et de leur parole devient alors cruciale. Il est donc légitime, aussi, d'y réfléchir tout particulièrement.

Mais voilà… réfléchir, précisément, ce n'est pas se laisser à nouveau manipuler - ou en tout cas : conditionner - par le système politique et médiatique lui-même…

- qui va s'empresser de sauver, et même de consolider, ses dommageables novations idéologiques des dernières années,

- qui s'apprête donc à en rajouter encore une couche,

- et finalement, qui se propose de détruire, de ce fait, un peu plus ce que la justice française avait pu conserver de dignité, d'efficacité, de légitimité.

Une première question d'abord s'impose.

Elle s'adresse, sinon à la totalité des journalistes, du moins à la plupart de ceux qui s'étouffent d'indignation en ce moment autour de cette affaire : Qu'ont-ils donc écrit, ou radioté, au moment où, précisément, la machine s'employait à broyer l'honneur et la vie des accusés innocents ?

À cette question la réponse est consternante. Le traitement médiatique de la monstrueuse affaire Dutroux en Belgique voisine, exactement à la même époque, a, en effet, largement conditionné, et même tétanisé, les autorités judiciaires et administratives du Pas-de-Calais. Celles-ci ont eu peur de se voir mises en cause comme l'étaient la magistrature et la police belges. Rappelons quand même, si répugnants que soient les délits dont on a accusé faussement les personnes innocentes impliquées dans l'affaire d'Outreau, qu'il ne s'agissait pas de la même chose.

Si on doit donc bien mettre en accusation un système unanimiste frisant le totalitarisme, c'est bien celui de la pensée unique en France qui, en effet, s'engouffre dans des conceptions criminelles d'un type nouveau.

Ne parlons même pas de discrimination. Ce serait trop dangereux (2). Ne parlons pas non plus de discernement : ce serait inviter à discriminer les imbéciles. Demandons-nous en quoi les nouveaux crimes, ceux qui ont été pourchassés plus particulièrement dans les dernières décennies, permettent de rendre impunis les anciens.

De l'ère victorienne qui emprisonna Oscar Wilde dans les affreuses conditions que l'on sait, à l'ère chiraquienne qui invente le délit d'homophobie, on a sans doute déplacé les cibles mais on n'a pas diminué l'intensité de l'intolérance, et on y a ajouté une couche épaisse de tartufferie.

Dans un registre différent, rappelons que l'abus de biens sociaux, délit étrange inventé en 1935 (3), pour protéger les actionnaires, est devenu une arme pour détruire les entreprises et persécuter leurs dirigeants.

Attention : nous ne disons pas ici que la pédophilie serait un délit virtuel. C'est un crime affreux, comme l'inceste, etc.

Mais autrefois c'était avec effroi qu'on parlait du détournement de mineur : ce mot faire ricaner quelque peu aujourd'hui. On considérait, sans complexe, l'idée qu'une relation avec un mineur du même sexe constituait une circonstance aggravante. N'y pensons même plus. Comment concevoir désormais que ce qui est un libre choix d'orientation sentimentale avec un garçon de 15 ans et 1/2 soit un crime abominable à 14 ans et 1/2.

De la sorte si notre Code Pénal Napoléon-révisé-Badinter contient toujours au chapitre VII des dispositions théoriques lourdes destinées à protéger les mineurs, et singulièrement les mineurs de 15 ans, on les prend beaucoup moins au sérieux que ses rédacteurs le croient peut-être.

Prenons le simple exemple de l'article 227-20 supposé réprimer l'incitation de mineurs à la mendicité. La tarification se veut précise et sans équivoque : il existe une peine (alinéa 1) prévue pour les mineurs de 15 à 18 ans : 300 000 francs d'amende et 2 ans de prison. Une autre peine plus grave (alinéa 2) s'applique aux cas des mineurs de moins de 15 ans : 500 000 francs et 3 ans de prison. Cela semble automatique… sur le papier. Car dans la pratique on ne nous dit guère ni le nombre des infractions constatées ni combien son effectivement poursuivies.

La magistrature ne dispose d'aucune marge d'appréciation de la peine, de modulation de l'amende, mais elle peut ne pas poursuivre, elle ne le veut guère et la police peut fermer les yeux, par lassitude. Dans la pratique, ouvrons les yeux : le phénomène fait rage et le Trésor Public n'encaisse pas grand-chose du montant de ces amendes prévues par le Code.

Deuxième remarque ensuite : l'expression unanime, s'agissant du juge d'instruction M. Burgaud, qui apparaît pourtant, et de toute évidence, dans toute cette affaire comme la principale pièce défectueuse du dispositif, consiste à soutenir : "ce n'est pas un individu qu'il faut mettre en cause, c'est un système".

Et on laisse ce lamentable personnage exprimer son absence totale de repentance dans la plus totale impunité. Sa défense consiste à dire : "j'ai suivi la procédure enseignée à l'école, j'ai appliqué les préjugés inculqués par les médiats, je n'ai donc pas commis de faute". Sur un point seulement nous le suivrons, quand il rappelle qu'il n'était pas tout à fait seul.

C'est donc d'abord de cette attitude qu'il faut tirer les leçons, à une époque où il semble si facile de demander pardon à la société et aux victimes, et de l'obtenir de magistrats bien pensants. La médiocrité de certains produits de l'École nationale (unique) de la magistrature n'a d'égale que celle de gens issus du Centre national (unique) de formation des journalistes : on remarquera que nous sommes en face de quasi-monopoles, de filières où domine la pensée unique. Au moins les grandes écoles scientifiques ou commerciales sont en concurrence. Les sous-produits de l'Énarchie, comme l'ENA elle-même ne le sont pas.

Il faut donc se méfier du prêt-à-penser qui dispose déjà, dans ses magasins, d'un prêt-à-réformer fabriqué à l'avance par les mêmes ateliers de confection qui portent la responsabilité des réformes précédentes et de leurs échecs. Plutôt que de chercher à bouleverser du jour au lendemain les institutions judiciaires françaises, et notamment à remettre en cause la fameuse procédure inquisitoire dont on nous dit que d'elle viendrait tout le mal, demandons-nous plutôt quelles sortes d'individus peuplent ces institutions. Interrogeons-nous sur leurs préjugés idéologiques, sur leurs expériences professionnelles antérieures à celle de la qualité redoutable de juge d'instruction, etc. Demandons-nous aussi si les pauvres moyens matériels dont disposent la justice, la police, la gendarmerie, sont à la hauteur des défis qui leur sont proposés.

Quant aux moyens humains il suffit de parcourir le rapport en 66 pages établi sur l'affaire d'Outreau, à la demande du Garde des Sceaux, par la Direction des affaires criminelles et des grâces, pour comprendre que les centres de formation existant à Gif-sur-Yvette et à Fontainebleau pour la gendarmerie nationale et la police judiciaire font sans doute un travail efficace, quoique lent, pour apprendre à recueillir la parole de l'enfant et pour traiter la délinquance juvénile, mais que l'appareil tant policer que judiciaire n'est pas encore à même de répondre au besoin de spécialisation dans la délicate question des mineurs victimes. Or, les affaires se multipliant, la réponse ne s'improvisera pas.

Et une fois de plus constatons, comme pour la défense nationale, que les tâches indues dans lesquelles l'État républicain s'est embourbé, par l'effet d'une pente démagogique, tout au long du XXe siècle, ruine les possibilités de remplir ses missions essentielles.

Non seulement, en France, l'État intervient là où il est inutile et inefficace, cependant qu'il est absent là où on a vraiment besoin de lui, mais c'est précisément son interventionnisme aberrant qui explique sa carence lamentable.

JG Malliarakis

©L'Insolent

(1) Sans parler de dégâts définitifs et strictement irréparables, le 14e accusé suicidé (un ferrailleur de 33 ans), la mère d'un des accusés innocents (précisément M. Marécaux), qui s'est laissée mourir de faim : les ratés de la mécanique judiciaire ont fait ici plus de morts que la peine de mort abolie en 1981 "pour éviter l'erreur judiciaire" n'en aurait faits.

(2) J'apprends ainsi que M. Guy Lefèvre, artisan-charcutier de l'Oise, comparaissant le 7 décembre dernier devant le tribunal de Compiègne pour discrimination à l'embauche vient finalement d'être condamné - le 17 janvier - à deux mois de prison avec sursis, 500 euros d'amende, 4 000 euros de dommages-intérêts au profit du jeune français d'origine afro-musulmane qui l'accusait de discrimination et à un euro de dommages-intérêts au profit de SOS Racisme. La religion mahométane établissant clairement l'interdiction de manger du porc, et même d'en toucher, on conçoit pourtant qu'elle soit incompatible avec la profession de charcutier. Mais là aussi : "respect".

(3) Décret-loi du 4e Gouvernement Laval investi le 7 juin 1935 et autorisé à légiférer par décrets-lois à partir du 17 juillet. Le concept a été repris par un texte appelé "loi" en 1966, enregistré par le parlement de Paris.

http://www.europelibre.com/CL2006/etl060125.htm


Extrait des nouvelles sur France Inter :

"Le juge Burgaud a été entendu au sujet de l'affaire d'Outreau. Il avait 30 personne face à lui dont 6 acquittés. Ce juge, que les accusés avaient défini comme "rigide", "arrogant" et sûr de lui, s'est présenté hier, livide, tremblant et exprimant avec peine, d'une voix blanche, ce qu'il avait fait pendant cette affaire."

Commentaire du CICNS : C'est cet aspect d'arrogance et de négligence du personnel judiciaire qui est mis à l'index dans cette affaire et c'est une grande chance. Le système judiciaire a perdu depuis longtemps toute sagesse et compassion, il était temps qu'un projecteur soit braqué sur leur comportement.

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