Le discours du Latran : choquant pourquoi, choquant pour qui ?

Arthur Craplet*

Nombre d'articles de presse accablent le discours prononcé par Nicolas Sarkozy au Vatican. Plus qu'une critique sur le fond, ils témoignent d’une nouvelle charge anti-religieuse qui profite des faiblesses du discours présidentiel : exaltation du prêtre, rhétorique du sacrifice, sans compter des sous-entendus ici ou là. Mais au-delà de ces maladresses, peut-on légitimement trouver ce texte choquant ? Pour ses détracteurs, il l'est à plusieurs titres : il attente au droit, à la morale, à l'intelligence. Examinons l’argument.

M. Sarkozy choque-t-il le droit, viole-t-il la liberté d’expression ? C’est ce que prétendent ceux qui, comme H. Pena-Ruiz dans Le Figaro, vantent de leur côté l’humanisme de Voltaire ou l’athéisme de Nietzsche ; comme si la pensée de ces auteurs avait davantage de droits parce qu’elle échappe évidemment à « l’obscurantisme religieux ». En France, la liberté d’expression a les limites... que lui posent ceux qui voudraient monopoliser le débat. Depuis de longues années, le discours religieux est disqualifié et une censure telle pèse sur les consciences que plus personne n’ose parler de religion, encore moins défendre la valeur des vertus religieuses. Comme si l’intelligence de la foi était un cercle carré, comme si l’humanisme athée était la seule manière d’émanciper les hommes. Dans un pays libre, la première vertu n’est-elle pas de supporter la liberté des autres ?

L’argument de M. Pena-Ruiz s’affine lorsqu’il estime M. Sarkozy « incapable de distinguer ses convictions personnelles de ce qui lui est permis de dire publiquement dans l’exercice de ses fonctions ». Il est vrai qu’un homme politique est tenu au devoir de réserve. Mais s’agit-il ici de convictions religieuses ? En réalité, le président analyse le rapport entre vie religieuse et vie politique : « L’intérêt de la République, c’est qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui espèrent. » Et de faire l'éloge d’un pays qui a de nombreux croyants. C’est une opinion politique, peut-être philosophique, certainement pas une conviction religieuse ! Que je sache, personne ne fait de procès à Tocqueville pour soutenir cela :

« J’ai établi que les hommes ne peuvent se passer de croyances dogmatiques, et qu’il était même très à souhaiter [pour la démocratie] qu’ils en eussent de telles. J’ajoute ici que, parmi toutes les croyances dogmatiques, les plus désirables me semblent être les croyances dogmatiques en matière de religion ; cela se déduit très clairement, alors même qu’on ne veut faire attention qu’aux seuls intérêts de ce monde » (De la démocratie en Amérique).
Ainsi ne sont « choqués » que ceux qui, sous prétexte de laïcité, veulent confisquer la liberté d’expression à leur profit. Et ils réussissent bien.

Mais si M Sarkozy ne choque pas le droit, choque-t-il donc la morale ? Dans une République dont on se vante qu’elle ne reconnaisse aucune morale en particulier, sinon de ne pas entraver la liberté des autres pour vivre en bonne fraternité, on ne voit pas comment de tels propos pourraient choquer la morale.

Quels sont ces propos ? Le Président compare l’instituteur au curé pour faire l’apologie du second. D’abord, les anticléricaux reconnaîtront là un procédé dont ils usent eux-mêmes largement. Dénoncez-le si vous voulez, mais pas au nom de la morale ! Mais le raisonnement des détracteurs du discours est celui-ci : puisqu’il fait l’apologie des uns, il méprise les autres. Ainsi la diatribe de M Pena-Ruiz repose sur un procédé malhonnête : il prétend que le discours du Président est « une profession de foi discriminatoire » parce qu’il prête à son auteur des intentions cachées. Facile.

Alors dites plutôt que son discours est maladroit, montrez à votre tour combien les professeurs des écoles publiques savent aussi se sacrifier, montrez que l’école sait éduquer à la vie morale, définissez les notions, écrivez quelque chose à ce sujet ! Mais ne jouez pas les victimes ! Où est la discrimination ? Sous prétexte que N Sarkozy défend une idée, il condamnerait forcément son contraire ? Facile logique binaire qui ne convaincra heureusement personne.

Ni le droit, ni la morale, M. Sarkozy choque-t-il donc l’intelligence ? Au début de son discours, le chef de l’État prend soin de rappeler « des faits ». Selon lui, c’est un fait que la France soit « fille aînée de l’Eglise ». Or c’est un point délicat, car comme le rappelle justement Bernard Henri-Lévy (Le Point du 10 janvier), la formule n’a été énoncée que tardivement par un cardinal... quatorze siècles après le baptême de Clovis ! Ainsi peut-on le discuter à juste titre : est-ce un fait ou une idée ? C’est un fait que Clovis fut baptisé en 496 et avec lui toute l’aristocratie du royaume, qui devint alors le premier royaume catholique d’Europe. Mais que la France soit alors « Fille aînée de l’Église », dans son sens spirituel, on en discute.

En même temps, parmi les faits, le Président en rapporte d’autres que ses détracteurs n’ont pas voulu retenir : « Tout autant que le baptême de Clovis, la laïcité est également un fait incontournable dans notre pays. […] Dès lors [elle] s’affirme comme une nécessité et une chance. Elle est devenue une condition de la paix civile. Et c’est pourquoi le peuple français a été aussi ardent pour défendre la liberté scolaire que pour souhaiter l’interdiction des signes ostentatoires à l’école. » Ainsi le discours n’est pas si partisan qu’on le dit.

Par ailleurs, le Président ajoute : « Je sais les souffrances que [la] mise en œuvre [de la laïcité] a provoquées en France chez les catholiques, chez les prêtres, dans les congrégations, avant comme après 1905. Je sais que l’interprétation de la loi de 1905 comme un texte de liberté, de tolérance, de neutralité est en partie une reconstruction rétrospective du passé. » Sur ce point, MM. Pena Ruiz et Henri-Lévy ne répondent rien. Voilà des intellectuels qui ne veulent pas reconnaître ouvertement que la laïcité fut longtemps, qu’elle est même encore un prétexte pour un athéisme militant, pour des idéologies qui ont aussi sur la conscience le sang de bien des innocents. De quel côté est la mauvaise foi ?

Reste que le discours choque par l’émotion qu’il provoque. Là dessus, je n’ai rien à dire, sinon que le président, qui aime donner des spectacles, trouve un public bien naïf jusque dans les rangs de ceux qui prétendent penser

* Arthur Craplet est professeur de philosophie au lycée La Martinière-Duchère de Lyon.

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