La société des victimes par Guillaume Erner (éd. La Découverte)

Compte rendu de lecture du CICNS

Dans cet ouvrage, Guillaume Erner analyse la place prépondérante que tiennent les « victimes » de tout type dans notre société. Selon le sociologue, la « victime » est devenue, pour le pire la plupart du temps, la mesure de l’action politique, du traitement de l’information dans les médias, de la réflexion de l’intellectuel « compassionnel ».

Si Guillaume Erner n’aborde pas la question des « sectes » explicitement, la lutte antisectes française serait pourtant un exemple de choix pour illustrer son analyse. La politique française en la matière, compassionnelle et victimaire à souhait, s’est construite autour du récit des « victimes » à l’exclusion de toute autre considération. Selon les propres mots d’un ancien président de la MIVILUDES, Jean-Michel Roulet : « N’y aurait-il qu’une seule victime, l’action menée se justifie ! »

Ci-dessous, quelques extraits du livre de Guillaume Erner :

La meilleure façon de comprendre une époque est de s’intéresser à ses obsessions. La nôtre est obnubilée par les victimes.

(…) Mais qu’est-ce qu’une victime ? La douleur seule ne suffit pas à transformer un individu en victime. Un sportif souffre le martyre pendant l’effort et pourtant il reste un athlète. En réalité, la victime est avant tout une catégorie sociale. La conséquence d’un système qui se construit autour d’elle et qui la promeut. Inutile de chercher une norme biologique ou psychologique qui permettrait d’en distinguer les caractéristiques : dans cet exercice, c’est le regard de l’autre qui joue un rôle déterminant.

(…) La création en France d’un secrétariat d’Etat au droit des victimes en mars 2004 est l’ultime indice de cette propension à rassembler à l’intérieur d’une même condition l’ensemble de ceux qui souffrent.

(…) Dans une société laïque et démocratique comme la nôtre, où chaque homme voit en l’autre homme un semblable, la pitié n’a plus sa place. Entre égaux, une telle condescendance ajouterait à la douleur de l’injustice la souffrance de l’humiliation. La pitié a donc cédé la place à la compassion, une émotion provoquée par la douleur du semblable.

(…) Parmi les fléaux qu’il [Alexis de Tocqueville] craignait pour les temps futurs, il imaginait un pouvoir immense, à la fois prévoyant, doux et omniprésent, réduisant « chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger » ; ce pouvoir serait tellement bienveillant vis-à-vis de ses sujets qu’il chercherait par tous les moyens à leur « ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre* ». Le spectacle de notre « société des victimes » donne à ces paroles un écho prophétique.

*Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, Garnier-Flammarion, Paris 1981, p208-210

(…) La victime justifie tout : c’est en son nom que l’on mène la guerre en Irak ou bien celle contre les pédophiles. (…) Le qualificatif de victime confère une dignité nouvelle à celui qui le porte. Les droits de ceux qui souffrent peuvent finir par mettre en danger les droits de l’homme. Engendrée par l’humanisme, la société des victimes conduit au victimisme. Dans l’humanisme, c’est l’homme qui est la mesure de toute chose ; dans le victimisme, c’est la victime.

(…) Les victimes sont, comme on dit, innocentes. Elles ne peuvent être tenues responsables d’une évolution qui les dépasse et qu’elles subissent pour partie. Précisons, même si cela va de soi, qu’il ne s’agit pas de nier leurs souffrances, que celles-ci soient psychologiques ou physiques. Toutefois, il importe de comprendre comment cette société des victimes reconfigure notre conscience sociale, la pratique du droit et le fonctionnement de nos institutions. Ce qui est en jeu, ce n’est pas uniquement l’apparition d’une nouvelle catégorie sociale. Le consensus compassionnel en vient à constituer une menace pour les valeurs républicaines.

(…) Si notre société a adopté la religion des victimes, c’est parce qu’elle prête à la souffrance la faculté de sacraliser. Notre rapport à la souffrance est de l’ordre de la mystique, version laïcisée des vertus prêtées naguère aux martyrs et aux saints.

(…) La cause des victimes est devenue si puissante qu’elle est instrumentalisée dans les moments les plus graves de la vie d’un peuple, pour renverser un régime ou déclarer la guerre. Car, désormais, rien de grand ne se fait dans ce monde sans que l’on invoque les souffrances des individus pour justifier l’action menée. Rien de mieux pour ébranler une opinion publique que d’exhiber des victimes. Lorsque les souffrances ne semblent pas assez spectaculaires, la tentation est forte d’en inventer de plus convaincantes.

(…) Ce qui se construit, c’est une conception victimaire et donc binaire du monde. D’un côté, les individus innocents unis dans la souffrance et, de l’autre, un pouvoir qui les opprime.

(…) Le succès fulgurant remporté par l’expression « harcèlement moral » est également révélateur de la psychologisation de la souffrance. En l’espace de cinq ans, cette notion est devenue familière à tous. Sa popularisation est l’œuvre d’une psychiatre formée à la victimologie, Marie-France Hirigoyen, dont l’ouvrage Le Harcèlement moral paraît en 1998.

(…) Le harcèlement moral pose la question de la dignité de l’homme. La psychologisation de la victime repose sur l’idée que les nouvelles formes de souffrance sont liées à l’absence de reconnaissance, au sentiment d’être bafoué. Problème : comment apprécier cela légalement alors que cette sensation est avant tout subjective ? Plus encore : à partir du moment où toute perte d’autonomie peut être vécue comme illégitime ou intolérable, comment envisager le fonctionnement d’une organisation hiérarchique sans voir les cas de harcèlement moral se multiplier ? En accordant une telle importance aux formes de souffrance psychique, notre société court le risque d’alimenter une épidémie victimaire.

(…) Le fait d’empêcher un individu d’exercer une activité sous prétexte qu’elle lui serait nuisible alors même qu’il en a décidé autrement est au mieux du paternalisme, au pire une ingérence difficilement défendable dans l’existence d’autrui. Voilà pourquoi, sous le prétexte de défendre les victimes, c’est peut-être une conception du bien et du mal que l’on cherche à imposer*. En outre, en multipliant de manière inconsidérée le nombre de victimes, on contribue également à accréditer l’idée selon laquelle notre monde se composerait d’abord de martyrs et de bourreaux.

* Voir Ruwen Ogien, La Panique morale, Grasset, Paris, 2004

(…) La télévision a offert au malheur le son et l’image : elle a transformé les souffrances d’autrui en un spectacle de choix. Le voyeurisme n’est pas chose nouvelle. « Qu’il y ait un gisant n’importe où, les gens accourent* », se lamentait déjà Saint Augustin. La nouveauté, c’est l’existence d’une scène médiatique qui permet désormais d’assouvir, de manière pratiquement illimitée, le voyeurisme des individus. (…) Les médias jouent un rôle décisif dans la diffusion de la culture doloriste qui nous environne. (…) Sur les grands axes routiers, les voitures ralentissent pour profiter des accidents ; mais sur les autoroutes de l’information, les malheurs du monde nous arrivent à jet continu. Chaque journal télévisé apporte avec lui son lot de victimes, allant même les chercher, s’il le faut, dans des contrées qui, en temps normal, n’éveillent pas le moindre intérêt.

* Saint Augustin, Les Confessions, x, 35.

(…) Le but de l’opération est simple : fabriquer de l’audimat avec de la douleur, profiter du désarroi des victimes pour offrir le spectacle du malheur. Qu’est-ce qu'une mère qui vient de perdre son enfant - victime d'une bombe ou d'un criminel – peut montrer d’autre que sa souffrance ? Ivre de douleur, la famille au mieux se montre digne, au pire lance des appels à la vengeance, qui s’ils ne sont pas entendus par la population, sont parfaitement saisis par les politiques.

(…) Sous la compassion, la haine : c’est le mécanisme rendu possible par la pitié agressive. Au-delà de la victime, c’est le coupable, ou le responsable, qui est visé. Et si la victime est prétendument neutre, le choix du coupable, lui, trahit une représentation du monde.

(…) C’est qu’on ne gouverne plus à coups de menton ; la compassion est devenue la forme idéale de la ruse en politique. (…) Depuis toujours, le politique cherche d’abord à conquérir et à conserver le pouvoir ; voilà pourquoi bien peu renonceraient à manœuvrer un levier aussi puissant que celui de la compassion.

(…) Bien sûr, les démocraties occidentales ne sont pas des régimes despotiques. Et pourtant, à chaque fois que nous effectuons, dans le domaine de la cité, un choix dicté par la peur, nous nous retrouvons dans la situation de sujets infrapolitiques : la peur pèse de tout son poids sur de nombreux débats en cours.

(…) En dehors des risques – réels – d’instrumentalisation de la victime, utiliser la compassion pour gouverner l’opinion, c’est s’exposer à de nombreux effets pervers. On le sait, les occasions de compatir sont si nombreuses qu’il est difficile pour l’opinion publique de se mobiliser en faveur d’une cause. Dès lors, la lassitude compassionnelle oblige à justifier l’action par le spectacle de souffrances à chaque fois plus spectaculaires.

(…) Schématiquement le conséquentialisme est une doctrine morale selon laquelle une action doit être considérée comme bonne ou mauvaise en fonction de ses effets sur le monde. (…) Dans ses conditions, on comprend que la critique de la compassion peut être menée dans une perspective conséquentialiste : ce sentiment pourrait fort bien être reconnu comme bon pour l’individu, tout en se révélant néfaste sur le plan collectif. Une morale commune ne peut pas uniquement reposer sur des principes. Il faut également faire subir à ces principes l’épreuve de la réalité, autrement dit se demander si le souci des victimes bénéficie à la société dans son ensemble.

(…) La compassion n’est pas à sa place dans le champ politique. Certes, dans nos existences personnelles, elle est une marque d’humanité précieuse. En revanche, comme principe de gouvernement, elle est superflue et même nuisible. Quantité de sentiments indispensables à nos existences deviennent dangereux dès qu’ils entrent dans la sphère étatique ; l’amour ou la fidélité ont été vénérés par les régimes totalitaires. Un individu qui ne compatirait pas serait probablement un monstre ; un gouvernement compassionnel est, au mieux, une imposture. Plus encore : l’obsession des victimes contredit à la fois une valeur essentielle à la conception française de la République – la Justice – ainsi que le principe sur lequel elle repose – la Raison. Certains pourraient être tentés de croire qu’une forme de gouvernement, forgée il y a deux siècles, a fait son temps. Dans ces conditions, que les partisans de la compassion déclarent publiquement leur volonté de changer de régime. Mais qui a véritablement envie de vivre sous le règne de l’émotion et des exceptions ?   

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