La Chasse aux sorcières est ouverte

( le Québécois libre, n° 57 http://www.quebecoislibre.org)

Olivier Golinvaux 

article reproduit avec la permission de l'auteur


Le thème des sectes est très porteur en France, c'est le moins qu'on puisse dire. Il suffit d'observer l'agitation politico-médiatique qu'il suscite très régulièrement depuis quelques années. Et on le comprend : à en croire Alain Gest (1) :   « au-delà du danger que les sectes représentent pour les individus et pour leurs familles, elles le sont de plus en plus pour la collectivité tout entière ».  Pour M. Gest en effet : « les sectes mettent gravement en péril l'équilibre social et économique de la nation », rien de moins! Diantre, mais que faire face à ce fléau dès lors? Réponse: affirmer que les sectes sont désormais une affaire d'État. Voilà qui explique l'agitation sus mentionnée.

Qu'en est-il réellement? La civilisation est-elle réellement menacée par les « sectes »? Et puis au fait, qu'est-ce qu'une secte? N'y aurait-il pas derrière tout ce bazar une nouvelle chasse aux sorcières bien pratique pour redorer le blason de chevalier protecteur de l'homme de l'État sans peur et sans reproche – enfin, surtout sans peur? La lutte étatique « antisecte » n'est-elle pas au fond une manifestation de l'intolérance même qu'elle prétend combattre?  

Secte, sectaire, suivre et couper 
  
Le mot secte dérive du latin sequi, suivre: ceux qui font partie d'une secte sont ceux qui suivent une personne, une doctrine religieuse. Ainsi en est-il des premiers Mormons qui suivirent Brigham Young dans sa marche vers l'Ouest américain. Pour les sociologues protestants allemands comme Max Weber ou Ernst Troeltsch, la secte apparaît comme un groupement contractuel de volontaires enclins à avoir une approche religieuse très radicale, par opposition au conservatisme des Églises. Mgr Vernette (2) relève que ces deux tendances sont présentes dès les débuts du christianisme par exemple. La tradition paulinienne (Saint Paul) s'inscrirait dans la perspective d'une institution centralisée, universelle – influence stoïcienne sans doute. Au contraire, la tradition johannique (Saint Jean) serait à rechercher dans de petites communautés pratiquant un mysticisme radical, attendant le retour de Jésus et les mille ans de bonheur qui iraient avec – le millénium – en menant une vie ascétique et dévote dans l'intervalle. 
  
Aujourd'hui, Émile Poulat a pu dire avec raison que « secte est un mot piège, un mot socialement piégé ». Il véhicule en effet une image négative, dévalorisante. Difficile, dans ce contexte, d'utiliser ce mot à la manière de la sociologie wertfrei – sans jugement de valeur. C'est pourquoi les auteurs qui traitent du sujet préfèrent souvent utiliser l'expression de « non-conformismes religieux ». À qui la faute? En fait, depuis longtemps, les Églises dominantes ont eu tendance à présenter les schismes opérés par des groupes « hérétiques » comme étant des sectes, ceux qui se coupent – du latin secare, couper – de la religion « officielle » pour former un groupe religieux minoritaire. Cette utilisation théologique du mot secte, véhiculant un jugement de valeur (défavorable) explique en partie pourquoi ce mot est acoquiné avec le qualificatif péjoratif sectaire dans la culture populaire. Comme l'a écrit Jean Séguy: 

Le vocable Église est dans l'usage courant toujours valorisant, et toute secte (au sens sociologique) se veut Église (au sens théologique), taxant de sectes (au sens vulgaire) les Églises qui ne répondent pas à son idéal. 

Cette tendance n'est pas prête de s'inverser, comme nous allons le voir. En effet, l'utilisation du mot « secte » dans un sens exclusivement péjoratif a franchi un nouveau cap depuis que nos chers politiciens et leurs valets médiatiques se sont fait un devoir de plancher sur le dossier avec le zèle et la finesse qu'on leur connaît. Non sans habileté il faut l'avouer, ils sont parvenus peu à peu à sortir le mot secte de son contexte religieux, à en laïciser la connotation péjorative pour ainsi dire. Pour se faire, ils ont dû évacuer presque complètement la question des motivations religieuses des adeptes – au coeur du distinguo sociologique de Troeltsch et Weber – et aborder les sectes à travers un prisme nouveau, celui de la « dangerosité »
  
Entre association religieuse et association de malfaiteurs 
  
Puisque la question est devenue paraît-il une affaire d'État – c'est le cas dès qu'une affaire intéresse les hommes de l'État – nos usines à textes se sont fendues des incontournables rapports de rigueur. Les deux derniers sont particulièrement intéressants. L'un date de 1995 et est remarquable par sa tentative grotesque de définition du concept de secte à partir du critère de dangerosité. Une secte ne serait donc pas une association religieuse dissidente: ce serait avant tout une association dangereuse, catégorie intermédiaire entre l'association de malfaiteurs et l'association honnête. Ah! On avance! Dans la mélasse conceptuelle certes, mais on avance… Au fait, comment repérer les associations religieuses-dangereuses, i.e les sectes? C'est là que le génie des parlementaires éclate: ils nous ont concocté une batterie de dix critères alternatifs – remplir un seul suffit pour recevoir la qualification honnie – pour nous repérer dans la jungle des associations religieuses. Ce qui est amusant, au passage, c'est que l'État analysé dans une perspective libertarienne se qualifie pour tous… 

  • Déstabilisation mentale; 

  • Caractère exorbitant des charges financières; 

  • Rupture induite avec l'environnement d'origine; 

  • Atteintes à l'intégrité physique; 

  • Embrigadement des enfants; 

  • Discours plus ou moins antisocial; 

  • Troubles à l'ordre public; 

  • Importance des démêlés judiciaires; 

  • Éventuels détournements des circuits économiques traditionnels; 

  • Tentatives d'infiltration des pouvoirs publics. 

Le sociologue italien Massimo Introvigne (3) a relevé l'incongruité de ces critères. Ainsi, il a bien vu les impasses du holisme implicite au critère des « atteintes à l'intégrité physique »: 

Si un pasteur d'une communauté protestante se rend coupable de viol, toute sa dénomination devient-elle une « secte », ou cette étiquette ne concerne-t-elle que sa paroisse ou communauté locale? Combien de pasteurs exactement doivent être accusés pour que leur Église devienne une « secte »?

 
Que dire, dans le même ordre d'idée, du critère de « caractère exorbitant des charges financières », sinon qu'il s'agit là d'un nouvel avatar de l'erreur économique pluriséculaire du « juste prix » objectif, chose qui n'existe bien évidemment que dans la tête de ceux qui prétendent pouvoir juger à notre place de l'opportunité de nos choix? Or du moment qu'une transaction est volontaire – sans violence physique ou menace de son usage – le prix est « juste »; peu importe qu'un observateur extérieur estime subjectivement – comme moi d'ailleurs – que c'est cher payé pour du vent mystique qui fera plus de mal que de bien à celui qui va s'en emplir la tête. Par ailleurs, on pourrait tenir le même raisonnement en ce qui concerne les gens qui dépensent leur argent pour acheter Le Devoir, Libération ou Marianne – un hebdo du crackpot gauchiste français J.-F. Kahn. 
 
Le plus cocasse avec cette approche basée sur la « dangerosité » comme critère de la secte, c'est que le rapport parlementaire de 1995 reconnaît que certains mouvements communément appelés sectes – comme les mormons, les baptistes – ne sont pas dangereux! Tout ce foin pour en arriver à auto-torpiller le critère même sur lequel repose tout l'ensemble … Mais c'est un boulot digne d'un légiste ça, dites-moi! 
 
Le rapport parlementaire de 1995 aboutit tout de même à lister environ 200 sectes « dangereuses ». Quatre ans plus tard, on remet le couvert! Et cette fois, on voit plus large. Je cite: 

Le critère de dangerosité retenu en 1995 reste indépendant du poids économique et financier (…) En revanche, des organisations non relevées dans le précédent rapport, mais qui d'une part remplissent certains des critères retenus dans le rapport de 1995, d'autre part ont acquis un poids économique et financier certain ont été signalées à la commission qui, au vu d'éléments d'information recueillis, a souhaité les inclure dans le champ de ses investigations. 

Un onzième critère à ajouter aux dix autres, permettant d'étendre encore plus les possibilités de prononcer le mot magique de secte, sur un ton accusatoire? 
 

Manipulations mentales: un concept manipulateur 
 

De tous ces critères, celui qui a fait couler le plus d'encre jusqu'à présent est celui de la « déstabilisation mentale », costume terminologique moderne pour désigner le vieux « lavage de cerveau » remis au goût du jour dans une version high-tech – le lavage serait désormais possible sans contrainte physique, uniquement grâce à une contrainte psychologique. Alain Gest n'hésite pas à dire d'un scientologue qui prit la parole au cours d'un débat télévisé qu'il était « téléguidé par la secte »! Sans être un spécialiste en psychologie, je pense qu'il est possible de relever un certain nombre d'éléments qui permettent de soupçonner la grosse arnaque intellectuelle; ne serait-ce que l'importance du taux de défection de ces « téléguidés » – généralement entre 50% et 100% l'an selon D. Bromley. 
 
Fondamentalement, ces thèses donnent dans le déterminisme pur et dur et nient tout simplement le libre arbitre de l'être humain, ce qui devrait d'emblée nous mettre sur nos gardes. En fait, je pense qu'il y a là une parenté assez étroite avec les bêtises à la mode sur la publicité – la publicité qui nous « ferait agir malgré nous », contre notre volonté. Le sociologue James T. Richardson résume fort bien le problème: les théoriciens de la manipulation mentale ignorent soigneusement les aspects de la volonté dans l'adhésion aux nouvelles religions, ainsi que les traits de caractère – les habitudes comportementales acquises – prédisposant à une telle adhésion. Que ça nous plaise ou pas, des gens recherchent sciemment de telles expériences mystiques intenses. 
 
          J.-F. Mayer, dans son ouvrage Sectes nouvelles (4), cite les paroles d'un ex-mooniste américain: 

Quand l'observateur extérieur constate que les buts et l'orientation du comportement des moonistes ont tellement changé, il appelle ça un lavage de cerveau – j'ai simplement été fortement influencé et manipulé par ma propre volonté de devenir acceptable et d'appartenir au groupe.

Essentiel. À l'oublier, il nous faudrait alors qualifier de manipulatrice mentale la femme qui menace de rompre avec son partenaire si celui-ci n'adopte pas tel ou tel comportement, le partenaire en question préférant s'exécuter plutôt que de perdre sa compagne. En fait, il nous faudrait accuser de manipulation mentale toute personne, toute organisation de personnes entretenant avec d'autres une relation exclusive impliquant le suivi d'un code de règles sous peine de rupture. C'est que le « chantage à l'amour » n'a rien de spécifique aux sectes ni même aux milieux religieux en général. Il est même d'une certaine manière à la base de la cohésion de toute association humaine: famille, club, entreprise, etc. 
 
Au fond, ce qui semble inquiéter per se les auteurs du rapport, c'est qu'une minorité d'individus puissent coopérer dans un processus de différenciation collective. L'individu d'un côté, l'État-nation démocratique « représentant la société » de l'autre et rien au milieu qui puisse troubler cette union sacrée: voilà la citadelle qu'ils s'emploient à défendre. À ce propos, il faut savoir que l'un des principaux reproches adressés en France aux Témoins de Jéhovah tourne autour du fait que leur doctrine basée sur la non-violence les invite à refuser le service militaire – gros reproche fait par le Conseil d'État (la juridiction administrative suprême en France) aux Témoins. Le C.É. considère que les Témoins ne sont pas une association cultuelle au sens de la loi de 1905 – matraquage fiscal très allégé à la clef – parce qu'incitant les adeptes à ne pas payer l'impôt du temps perdu qu'est le service militaire, ils « ne respectent pas l'ordre public ».  
 

Vers une nouvelle administration morale et spirituelle 

À lire les rapports parlementaires, on se rend vite compte qu'au delà des gourous maniaques et sanguinaires – qu'il faudrait en fait traiter comme les « laïcs » qui commettraient les mêmes actes criminels –, c'est le marché libre des croyances religieuses qui dérange. Prenons par exemple la typologie des sectes établie par la commission d'enquête de 1995 et reprise par celle de l'année dernière. On y trouve par exemple les catégories suivantes, ainsi explicitées: 

  • Les alternatives: prônent une organisation radicalement différente de la société et des rapports humains. [Large n'est-il point? Il est clair qu'en tant que libertariens, on peut se sentir visé. Ce qui est tout simplement hi-la-rant, c'est que le rapporteur de la commission 1999 est… un communiste ! Au fait, entendez-vous la voix du muezzin étatique? « Le statu quo politique tu ne contesteras ».

  • Les pseudo-catholiques: font référence à la tradition catholique, qu'elles entendent maintenir contre les réformes imposées par Rome. [Et le muezzin de poursuivre: « Les directives de l'autorité centrale tu ne discuteras. »

  • Les syncrétistes: sont caractérisées par un mélange de différentes traditions cultuelles, selon les recettes du gourou… [« Point trop tu n'innoveras. »]

  • Les néo-païennes: veulent rétablir les cultes d'avant le christianisme. [« De l'antiquité, seule la passion pour la Cité tu conserveras. »]

Que faire, dès lors, pour sauver la nation du péril qui la menace? Le communiste J.-P. Brard avait été le plus radical sur ce terrain, demandant rien de moins qu'une législation antisecte et la mise en place d'une Haute autorité morale étatique – type Conseil supérieur de l'audiovisuel – pour décider quelles associations religieuses sont des « sectes » et lesquelles n'en sont pas, solution stalinienne qui a le mérite de la clarté. 
 
M. Brard n'a pas été suivi. Ses collègues ont pour l'instant l'imagination plus soft, comme la tyrannie douce qu'ils ont l'habitude de distiller. Néanmoins, les propositions sont bel et bien là et elles ne sont pas réjouissantes. Au nom de la lutte antisecte, certains secteurs d'activité de prédilection de ces mouvements religieux vont peut-être passer à la moulinette étatique. Ainsi, les professions paramédicales, la formation professionnelle et le milieu associatif dans son ensemble risquent fort de devenir un terrain de manoeuvres où l'administration déploiera un nouvel arsenal réglementaire, à grands coups de procédures d'agrément. Notons aussi que le rapport recommande de créer des postes de magistrats spécialisés en la matière – il existe déjà un « correspondant sectes » auprès de chaque parquet. Bien! Le juge antisecte pourra serrer la main de son collègue, le juge antidopage (voir LA CROISADE ANTIDOPAGE, le QL, n° 53)… Enfin, cerise sur le gâteau, le rapport invite à se lancer dans un projet de convention européenne antisecte, à la fois sous l'égide de l'Union Européenne et sous celle du Conseil de l'Europe. 
 
En consultant le livre d'Alain Gest j'ai encore trouvé ceci, en vrac: étendre la procédure de dissolution administrative d'association par une interprétation plus large de la notion de « troubles à l'ordre public », organiser un contrôle plus étroit des programmes scolaires par l'administration, réviser le régime de la diffamation pour mieux entraver la diffusion des publications écrites des sectes, etc. Au fait, de quoi parlions-nous tout à l'heure? De dérive totalitaire des dangereuses sectes si je ne m'abuse… 
 

Liberté et responsabilité 
 

Le risque de dérive fascisante lié aux sectes est bien réel. Cependant, il ne se situe pas du côté de ce qui n'est per se qu'un marché mondial des croyances religieuses. Il se situe au contraire dans cette tentative très inquiétante de mainmise de l'État sur ce marché. Le fait que certaines sectes se confondent avec de véritables associations de malfaiteurs – je n'en doute pas un instant – n'a pas à servir de prétexte (5) pour laisser la plus puissante association de malfaiteurs sévir de plus belle. 
 
Je conclurai mon propos sur cette citation extraite de l'ouvrage de J.-F. Mayer: 

La société qui apprécie ses libertés doit accepter de ne pas pouvoir toujours protéger ceux de ses membres qui renoncent volontairement à leur indépendance, consacrent leurs biens à des causes vaines ou s'engagent dans des pratiques qui leur sont nuisibles. Là où les questions de foi et d'association sont en cause, l'individu qui est vraiment libre n'est pas seulement libre de jouir de ses choix, mais aussi d'en souffrir. (Daniel G. Hill) 

Sous prétexte de nous éviter d'inutiles souffrances, les hommes de l'État ne veulent rien de moins que choisir à nos places. Céder à leur « bienveillance » déresponsabilisante, c'est faire ici comme ailleurs un grand pas sur la route de la servitude. 
 
 

Olivier GOLINVAUX a été étudiant (DEA) à la faculté de Droit d'Aix-en-Provence.  Il est collaborateur au Québécois Libre.

 

 

1. Alain Gest, Les sectes, une affaire d'État, L'Archer, Paris, 1999. M. Gest présidait la commission parlementaire dont l'enquête a débouché sur le très médiatisé rapport de 1995. 

2. J. Vernette, Les sectes, collection Que sais-je?, no 2519, P.U.F., Paris, 1990.  

3. M. Introvigne, « Sectes et droit de persécution » dans Pour en finir avec les sectes: le débat sur le rapport de la commission parlementaire, Dervy, Paris, 1996.  

4. J.-F. Mayer, Sectes nouvelles, Éditions du Cerf, Paris, 1985.  

5. « Si l'on juge conforme au bien public de mettre fin à la malfaisance des sectes, qu'on mette fin à cette malfaisance, même s'il faut pour cela bousculer le principe de liberté ». Roger Ikor, Je porte plainte, Albin Michel, Paris 1981. M. Ikor s'adressait au Président de la République, qui « incarne notre pays et notre civilisation »

 

 

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