«La laïcité falsifiée », de Jean BaubérotCompte rendu de lecture par le CICNS - mars 2012 Dans cet ouvrage,
l’historien-sociologue Jean Baubérot illustre le dévoiement actuel de
la notion de laïcité, qu’il nomme « nouvelle laïcité », par
comparaison à la « laïcité historique » mise en place en 1905 au
moment de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Si un
certain nombre de ses analyses sont générales, il place néanmoins son
propos dans une perspective politique cherchant à démontrer que la
droite et l'extrême droite, après avoir récupéré à leur compte une
valeur traditionnellement dévolue à la gauche, la trahissent sur fond
de stigmatisation de l’islam.
Il propose en fin
d’ouvrage les conditions permettant à un « Front républicain » élargi
allant « du NPA au centre droit mal à l’aise face au
« débat-débâcle » de l’UMP, de l’extrême gauche à la droite gaulliste
et antixénophobe, et à la gauche », de refonder la laïcité :
restaurer un débat sain, « démasquer prioritairement des dominations
puissantes et permanentes », « ne pas confondre laïcité et
sécularisation », « une laïcité accommodante et égalitaire pour
toutes les familles de pensée ». Il reprend également à son compte la
notion de « laïcité intérieure » développée par l’historien Claude
Nicolet : « Nicolet précise sa pensée sur la laïcité intérieure : «
En chacun sommeille, toujours prêt à s’éveiller, le petit
« monarque », le petit « prêtre », le petit « important », le petit
« expert » qui prétendra s’imposer aux autres et à lui-même par la
contrainte, la fausse raison, ou tout simplement la paresse et la
sottise ». Personne ne se trouve à l’abri de ce cléricalisme interne
et l’ « esprit laïque » consiste, « par un effort difficile mais
quotidien [à] essayer de s’en préserver ». Nicolet va même jusqu’à
conclure : « La laïcité, tout compte fait, est un exercice
spirituel ». Voir d'autres extraits du livre en fin d'article. Nous émettrons
néanmoins deux critiques. La première est qu’à aucun moment, la
question des minorités spirituelles et son corollaire, la politique
de lutte contre les sectes, ne sont évoquées (si ce n’est une
référence non explicite au rapport de 1995). Notons également que
lors du débat UMP au printemps 2011 (voir notre
synthèse sur la notion de laïcité)
les minorités spirituelles n’ont pas été jugées dignes d’être
mentionnées dans la réflexion, aussi lamentable fut-elle ; elles sont
probablement considérées par les dirigeants de ce parti comme hors
champ de la « laïcité », ne méritant que l’opprobre nationale. La
deuxième critique est que sans cette omission, la thèse principale du
livre consistant à présenter la droite et l’extrême droite comme
acteurs principaux de la falsification de la laïcité, contrastant
avec une vision plus équilibrée de la gauche française (même si
celle-ci peut parfois être « contaminée par le monstre doux »),
serait beaucoup moins convaincante, car s’agissant de lutte contre
les sectes, la gauche apparait au moins aussi anti-laïque que la
droite. Jean Baubérot étant
un des rares intellectuels français à s’être mouillé sur la question
des « sectes », nous n’avons pas de doutes sur ses opinions critiques
vis-à-vis de la lutte antisectes menée en France. Nous imaginons
aisément que la pirouette intellectuelle consistant à ne pas la
mentionner lui permet de
faire passer son message sur, notamment, le rapport délétère d’une
certaine droite et extrême droite française à la laïcité, à l’islam
et aux immigrés, propos qui sinon serait délégitimé : remettre en
question le traitement de la question des « sectes » a en effet cette
conséquence en France – le pays des Lumières –, une délégitimation
sociale et professionnelle immédiate. Néanmoins, est-ce
qu’une thèse politique – la gauche meilleure que la droite sur la
question de la laïcité et un Front républicain à même de refonder la
laïcité – peut être argumentée sur la défense d’une communauté de 6
millions de personnes (une évaluation approximative de la communauté
musulmane) en en oubliant 500 000 autres (la population desdites
victimes de « sectes » selon la MIVILUDES) qui ont tout l’échiquier
politique contre elles ? Nous ne le pensons pas. Extrême gauche,
gauche, centre, droite et extrême droite sont tristement réunis dans
le fiasco intellectuel que représente la politique antisectes et donc
le délitement de la notion de laïcité.
Il serait utile que
des intellectuels courageux se réunissent pour dénoncer publiquement
la politique antisectes française, leur nombre, que nous pouvons
espérer conséquent, et leur renom rendant plus improbable une
délégitimation de masse.
Extraits « La « nouvelle
laïcité », on le sait, confond le plus souvent jacobinisme et laïcité
et applique ce dernier terme à des limitations de liberté et de
mesure de contrôle au nom d’une République absolue (du moins quand il
s’agit de certains Français, considérés, de fait, comme des citoyens
à part). » « La falsification
de la laïcité ne serait pas une réussite sociale et politique si elle
était uniquement due au FN. Le débat de l’UMP, au printemps 2011,
s’emboîte sur cette lepénisation de la laïcité. En 2009-2010, le
calamiteux « débat sur l’identité nationale » s’était révélé être un
fiasco pour le gouvernement. (…) Un débat est alors annoncé par le
secrétaire général de l’UMP, Jean-François Copé. Il doit porter sur
l’islam et la République. Les remous même à droite sont immédiats. Ce
débat est alors rebaptisé « Débat sur la laïcité ». Le terme est à
nouveau utilisé comme mot magique, à même de transformer une
initiative très critiquée en initiative incontestable. » « Depuis un quart
de siècle, la conception de la laïcité se fonde sur des « affaires »
médiatiquement construites. Les politiques n’interviennent, en
général, que dans un second temps, en se trouvant constamment exposés
face aux médias. Certains « surfent » sur ces affaires, les
exploitent ; d’autres n’osent pas aller contre des émotions et des
peurs liées à la représentation médiatique dominante de la réalité. » « La « nouvelle
laïcité » est d’abord une construction télé-visuelle de la laïcité :
télé-visuelle et non pas télé-auditive ! Voici, en deux mots, comment
les choses se passent : une jeune femme à la voix agréable vous
téléphone un jour pour vous annoncer que monsieur X (un présentateur
vedette dont le nom est censé vous impressionner) est en pleine
préparation de sa prochaine émission, consacrée à la laïcité. Si on
vous invite sur le plateau, poursuit-elle, qu’y direz-vous ? Ainsi
interrompu de façon inopinée en plein travail, vous tentez de
répondre du mieux possible. Trois cas de figure sont alors possibles. Premier cas : vous
déclinez l’invitation car le ton de l’émission en question vous
déplaît, ou simplement parce que vous avez d’autres projets. Deuxième cas : vous
seriez prêt à participer, mais on estime que ce que vous avez annoncé
n’entre pas dans le scénario bien tranché que le présentateur avait
envisagé pour son émission : bien trop dialectique ! On ne vous
rappelle pas. Troisième cas :
vous êtes effectivement convoqué sur le plateau. On vous avait
annoncé que vous « disposeriez de temps pour vous exprimer ». Dans
les faits, les invités sont plus nombreux que prévu et, pour des
questions de « rythme », le débat est sans cesse interrompu : on
diffuse ici et là des reportages
ad hoc, on fait intervenir
au téléphone parlementaires et personnalités publiques… Ces petits
reportages sont, en réalité, surtout destinés à asseoir le pouvoir du
journaliste vedette. Ils sont construits selon les besoins de la
cause. On braque le projecteur sur un petit nombre de cas censés
rendre compte d’une réalité globale. Mais, en réalité, on montre ce
que l’on veut. Par d’habiles procédés de montage, on fait dire à de
« vrais gens » ce que l’on a décidé de leur faire dire, les
interventions qui ne cadrent pas avec le scénario préétabli étant
systématiquement coupées. Au bout du compte, ces reportages
ressemblent plus à de petits scénarios qu’à la réalité dont ils
prétendent être le reflet. Nous sommes bien
ici en présence du « monstre doux » tel que l’a présenté Raffaele
Simone : un objet construit de toutes pièces, qui brouille la
distinction entre réalité et fiction, un spectacle, une « scène
destinée à être regardée ». Les interactions multiples qui façonnent
toute réalité sociale, l’étroite relation avec un contexte, tout cela
a disparu. On a fabriqué du réel-fiction, généralement pour illustrer
la « montée des intégrismes qui menacent la République. » « Il existe
aujourd’hui deux profils types de partisans déclarés de la laïcité.
Le premier se situe dans l’actualisation, plus ou moins réfléchie,
d’une culture laïque historique. Pour le second, l’attachement
proclamé à la laïcité est en réalité proportionnel à une hostilité à
l’égard de l’islam et des immigrés. C’est cette dernière
représentation de la laïcité, à la fois réduite et hypertrophiée,
qui, véhiculée par la culture de masse, semble s'être imposée de
manière dominante. La gauche est mal à
l’aise, car elle oscille parfois elle-même entre ces deux types de
représentations de la laïcité. Globalement, elle reste attachée à des
éléments de la culture laïque historique, mais elle est également en
partie contaminée par les structures mentales du monstre doux. (…) Dans la
conjoncture actuelle, cette situation doit être dépassée. Un large
« Front républicain » peut s’opposer à ceux qui falsifient la
laïcité, s’en servent comme un masque stigmatisant. » « Aucune famille de
pensée ne doit être officielle, toutes doivent bénéficier d’une
liberté concrète égalitaire. La société a d’ailleurs culturellement
intérêt à l’existence de multiples expressions qui relèvent d’une
autre logique que celle des valeurs marchandes et de la dilution du
sens. »
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