Transcription intégrale de l'interview de Maurice Duval

Maurice Duval est ethnologue. Il est aussi, selon ses dires, un "mécréant". 

Ce qui a conduit ce chercheur à étudier la communauté du Mandarom ne provient donc pas d'une affinité avec la spiritualité ou les religions mais d'un "enthousiasme intellectuel" et du sentiment d'être le témoin d'une situation "scientifiquement inacceptable" dans laquelle les médias jugent et condamnent des groupes dont ils ne connaissent rien et ne veulent rien connaître. 

Nous avons rencontré Maurice Duval qui a accepté de nous faire part de ses sentiments sur la situation en France à l'égard des croyances et des minorités spirituelles ainsi que de sa crainte, au vu des pressions et censures subies tout au long de son étude, de voir se développer un « intégrisme laïque, tout aussi dangereux que les intégrismes religieux » et, finalement, un état de plus en plus répressif et totalitaire.

Interview du CICNS, mars 2005.

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Maurice Duval, bonjour. Vous êtes ethnologue. L'ethnologie, aux yeux du grand public, n'est pas forcément une science utile. Elle serait plutôt du domaine culturel, reliée aujourd'hui au concept de loisirs. Que vous a-t-elle apporté ? Que peut-elle apporter à notre société ?

Oui, l'ethnologie est parfois mal perçue, d'ailleurs on croit que c'est une discipline qui étudie des peuples lointains, ce qui n'est plus vrai aujourd'hui. C'est une science humaine qui étudie des réalités sociales, de notre société, quelles qu'elles soient, que ce soient des groupes spirituels, des groupes d'immigrés, etc. En ce moment j'étudie des prisonniers, en prison.

C'est une méthode de travail. Alors qu'on l'utilise pour des activités de loisirs, oui, ça se fait, mais le but de l'ethnologie est de servir très modestement, un tout petit peu, la connaissance et en ce sens, la connaissance est toujours utile, c'est ce qui fait avancer les êtres humains. Et donc cette discipline y contribue modestement.

Le Français qui nous écoute, du point de vue de l'ethnologue, a-t-il une relation particulière à la spiritualité et à son renouveau ?

On a crû pendant longtemps que l'effondrement des églises historiques en France, notamment l'église catholique et les églises protestantes — qui se sont effondrées, disons, depuis le début des année 50 ; on a vu une dégringolade constante, et qui continue puisqu'on a aujourd'hui 3 à 4% de croyants réguliers dans ces églises-là ; on en avait plus de 50% dans les années 50, dans la première moitié du siècle—, on a crû que cet effondrement était l'effondrement des croyances, qu'il n'y avait plus de croyances, que les croyances disparaissaient avec les églises historiques. C'était une grave erreur, aujourd'hui on sait que le rejet des institutions n'est pas concomitant du rejet des croyances.

Par contre les croyances se renouvellent, elles ne sont plus les mêmes. C'est-à-dire que cette moitié de la France qui croyaient dans les églises chrétiennes dans la première moitié du siècle, jusque vers les années 50, n'a pas abandonné ses croyances mais les croyances ont pu se transformer. On croit en d'autres choses aujourd'hui.

Et ce renouveau fait qu'on a des mouvements, qualifiés de sectes, qui adoptent des croyances nouvelles pour notre pays. Quand c'est d'inspiration orientale, par exemple, cela n'a plus rien à voir avec les croyances propres au Christianisme. Raison pour laquelle cette nouveauté dérange, perturbe, parce qu'on ne la connaît pas, ça semble loufoque parce que c'est nouveau.

Mais bien entendu, il n'y a pas eu abandon du stock de croyances, il y a eu transformation des croyances. Il y a eu une déperdition des croyances, je crois qu'il y a moins de croyants aujourd'hui qu'il n'y en avait dans la première moitié du siècle, mais l'écart n'est pas énorme. Beaucoup de gens qui ont quitté les églises historiques ont eu besoin de se raccrocher à d'autres croyances, quel que soit le contenu :  je ne suis pas un théologien, je suis un chercheur en sciences humaines, donc il ne m'appartient pas de dire que sont ces croyances, si elles sont bonnes ou mauvaises, cela regarde chacun.

 Vous avez notamment fait une étude approfondie de la religion aumiste, plus connue en France sous le nom de « secte du Mandarom ». Qu'est-ce qui vous a conduit à faire ce travail un peu particulier ?

Ce n'est pas moi qui ai décidé d'étudier ce que les médias appellent « la secte du Mandarom », qui est en fait la religion aumiste. C'est un collègue qui me l'avait suggéré. Je ne connaissais rien à ces groupes, ce n'est pas un sujet qui m'intéressait particulièrement. Mais un collègue m'avait suggéré de le faire et j’ai eu beaucoup de réticence au départ – parce que j'étais dans l'idéologie des médias, je pensais que ce n'était pas des gens corrects, peut-être dangereux ; d'ailleurs je me souviens avoir dit à ma secrétaire de ne surtout donner mon numéro de téléphone à personne, et encore moins mon adresse ; j'avais peur que des gens viennent nuire à ma fille... Pourtant je regarde assez peu la télé mais j'étais quand même marquée par les rumeurs. Donc, voilà, c'est comme ça que j'ai commencé à m'interroger sur la pertinence d'étudier ce groupe. J'ai réalisé cette étude, et je ne le regrette pas. J'ai découvert des gens desquels j'ignorais tout, et ça m'intéressait, c'était tout à fait intéressant. Et puis j'ai essayé d'écrire les résultats de ce que j'avais découvert pour que ceux qui le souhaitent puissent s'informer sur ce qu’est ce groupe dit « du Mandarom ».

Que diriez-vous du contexte dans lequel votre étude du Mandarom s'est déroulée?

Oui, ça c'est assez amusant parce que quand j'ai fait cette étude, tous mes collègues étaient très contents que j'étudie « une secte ». Tout le monde applaudissait. Et quand j'ai commencé à donner mes premiers résultats, et que ce que je disais n'avait rien à voir avec ce que disent les médias — parce que je ne voyais pas du tout la même chose, parce que les médias n'y vont pas ; les journalistes qui y ont passé une heure sont rarissimes sur la quantité de journalistes qui ont parlé du Mandarom —, là, les choses ont changé. Les collègues, des institutions ont essayé de faire pression pour que j'arrête cette recherche.

Mais bien entendu je ne me suis pas arrêté parce que je pense que ce n'aurait pas été éthique de m'arrêter, je devais dire la vérité de ce que je voyais.

Par exemple on me disait : « Mais tu ne vois pas d'enfants enfermés ? » Evidemment, je ne voyais pas d'enfants enfermés puisqu'il n'y en a pas. Donc ou j'allais les inventer, ou je disais la vérité : je ne vois pas d'enfants enfermés. Et là, les médias, mes collègues, les institutions se positionnèrent contre cette recherche : par exemple le projet d'un colloque, pour lequel j'avais déjà l'accord de sociologues des religions français et étrangers, a été empêché par le président de l'université d'Aix en Provence. Plusieurs publications ont été censurées dans des livres ou des revues universitaires de haut niveau, tout simplement parce qu'on attendait que je dise autre chose que la vérité. La vérité dérangeait.

Est-ce que votre livre sur le Mandarom « Un ethnologue au Mandarom », aux éditions PUF est vraiment objectif et n'avez-vous pas défendu des intérêts ?

Quand j'ai commencé cette recherche, je ne connaissais rien à la question des sectes parce que ça ne m'intéressait pas. Et quand j'y suis allé, j'ai mis en oeuvre une méthode, qui est la méthode des ethnologues, que j'ai utilisée quand j'ai étudié les marins du commerce, quand j'ai étudié les Gurunsi, une population en Afrique. C'est-à-dire une méthode la plus objective possible. Et je mets quiconque au défi de trouver dans mon livre, ou dans mes articles, des éléments de subjectivité.

Quel intérêt j'aurais pu avoir en faisant ce livre ? Je suis loin de ce groupe-là, je ne les connaissais pas. Mes collègues me tapaient dessus quand je ne disais pas ce qu'ils attendaient que je dise. En fait, je n'avais qu'un intérêt à écrire ce livre, c'est celui de pouvoir me regarder tous les matins dans un miroir en disant : tu as fait ton travail. Mon travail, qui consiste à dire ce que j'ai vu pendant des années d'observation.

Parce que je ne suis pas allé une semaine ou quinze jours, là-bas, ce qui sera déjà beaucoup plus que les journalistes qui y vont une heure, quand ils y vont. J'y suis allé pendant quatre ans régulièrement, et après j'y suis allé irrégulièrement, et je continue à avoir des contacts avec eux. Donc, le résultat de mon travail, c'est des années d'observation.

On n'a pas pu me cacher des enfants quand j'y allais, ce n'est pas vrai, on n'a pas pu les mettre dans des placards à chaque fois que je venais, j'y allais à l'improviste, à certains moments, à la fin de ma recherche. C'est impossible. Donc j'ai mis en oeuvre la méthode des ethnologues qui est la plus objective possible. Quand j'allais au Mandarom, pendant toutes ces années, je n'étais pas l'universitaire en cravate avec un petit carnet, j'étais en bleu de travail, je plantais des arbres avec eux, je faisais des travaux manuels avec eux. Au bout de huit jours que vous travaillez avec quelqu'un pour planter des arbres, ou pour faire du ciment, les gens vous oublient comme universitaire, petit à petit, ils commencent à vous parler. Mais là, ça n'a pas duré une semaine, ça n'a pas duré un mois, ni plusieurs mois mais plusieurs années. Donc au bout de plusieurs années, et c'est mon métier, je prétends avoir vraiment percé des éléments de la vérité de ce groupe.

Maintenant, savoir tout sur un groupe, c'est impossible. Un mari ne sait pas tout sur sa femme et réciproquement. Comment voulez-vous que moi, je puisse savoir la vérité de tout un groupe de personnes ? Non, bien sûr, personne ne peut se targuer de cela.

Mais, en tous cas, je peux dire que j'ai fait une recherche vraiment objective.  

Comment les médias ont-ils accueilli votre travail ? 

Avant la sortie de l'ouvrage aux Presses Universitaires de France, il y avait 27 journalistes qui avaient dit être intéressés par l'ouvrage. Certains sont venus m'interviewer, sont venus me filmer, m'enregistrer, certains ont écrit des textes, et 27 ont été censurés par leur rédaction. C'est ça, notre démocratie. C'est-à-dire que dès que vous ne dites pas les choses que l'on souhaite que vous disiez, eh bien on censure.

J'ai été censuré ! 27 journalistes n'ont pas pu faire leur travail.

Et quand je dis des journalistes, il s’agit de tout petits journaux mais aussi de magazines nationaux, de télévisions : des petites et des très grandes, parmi les plus grandes ; et pas celles qu'on croit les plus intellectuelles, qui n'ont pas censuré ; certaines que l'on qualifie comme étant parmi les meilleures ont censuré également ; j'ai été censuré par des grands quotidiens et par des quotidiens régionaux, par des quotidiens nationaux et par des quotidiens locaux.

Donc cette censure, elle existe, elle a existé également dans la littérature scientifique puisque je l'ai dit tout à l'heure, une revue de sociologues m'a censuré, des éditions universitaires m'ont censuré.

Maladroitement, un responsable d'une édition universitaire m'a écrit, littéralement : « Scientifiquement, je n'ai rien à vous reprocher. » Alors si mon texte n'a rien de reprochable sur le plan scientifique, qu'est-ce qu'on me reproche ? Eh bien c'est de dire la vérité, qui n'est pas en concordance avec ce que disent les médias.

Les médias sont le nerf de la guerre, ce sont eux qui font la pluie et le beau temps, qui peuvent lancer des rumeurs, vraies ou fausses. C'est le vrai pouvoir de notre société. Si les médias ont intérêt, parce qu'ils font de l'audimat, parce que ça marche, etc., à fabriquer de la peur en ayant pour objet les groupes qu'on appelle sectes, eh bien ils vont le faire, et ça va marcher, les gens vont marcher. Je pourrais développer des tas d'exemples qui le démontrent. A partir du moment où les médias le disent, les gens pensent que c'est vrai, même si dans l'abstrait, ils savent qu'ils sont trompés par ces médias, concrètement quand ils regardent, ils acquiescent, ils disent oui. Et c'est ça le problème.

Est-ce qu'aujourd'hui vous poussez encore des études ethnologiques du type de celle du Mandarom ?

Non. J'ai arrêté de faire des études comme celle que j'ai faite sur le Mandarom. J'ai essayé d'en faire une autre à partir des choix électoraux des adeptes de plusieurs groupes spirituels mais j'ai eu très peu de réponses. Très peu de groupes ont répondu, il n'y en a que deux qui ont répondu à ma demande donc j'ai laissé tomber, c'est une étude que je ne ferai pas. Et puis je ne veux plus en faire, parce que j'estime que j'ai beaucoup payé, j'ai beaucoup donné, cela m'a coûté très cher de faire cette recherche. J'ai payé cette recherche sur mon salaire, vous savez, un universitaire ne gagne pas des mille et des cents. Donc j'ai payé mes recherches sur le Mandarom avec mes propres deniers parce que je n'ai rien eu pour le faire. Il faut vraiment le vouloir, pour le faire. Alors aujourd'hui je me dis : moi j'ai fait mon devoir, j'ai fait ce livre sur le Mandarom, j'ai écrit plein d'articles, j'ai pris des coups énormes parce que je disais la vérité. Je mets au défi quiconque de me dire que je n'ai pas dit la vérité. Aujourd'hui, j'estime que j'ai fait mon devoir, je passe à autre chose.

Et j'empêche des jeunes chercheurs de faire des travaux sur des groupes spirituels parce que je sais qu'ils ne feront jamais carrière et ils seront empêchés de travailler. Ils ne pourront pas faire carrière. Donc tant que la situation est celle-ci, je les décourage de le faire. Je pense que c'est à des gens qui sont bien ancrés dans la profession, comme moi, de le faire. Mais personne ne veut le faire parce que c'est trop risqué.

Depuis la publication de votre livre sur le Mandarom, vous êtes amené à parler du sujet des sectes à de nombreuses personnes. Quelle est l'attitude des milieux universitaires sur ce sujet ? Comment réagit le public de vos conférences ou vos étudiants, et selon vous, pourquoi ?

Il y a une réception différente de mes travaux selon les publics. Quand je parle au grand public dans des conférences comme j'en fais parfois, s'il n'y a pas dans la salle de militants anti-sectes, les choses se passent bien. Les gens sont réticents, c'est normal, et c'est souhaitable qu'ils aient l'esprit critique. Ils s'interrogent, ils me posent des questions, ils essayent de me coincer. Et puis au bout d'un moment, dans la majorité des cas, ils se rendent compte qu'on leur a « bourré le mou » comme on dit vulgairement, et qu'ils ont eu tort de croire les médias, une fois de plus.

Si par contre il y a quelqu'un de l'ADFI dans la salle ou quelqu'un d'une association de lutte contre les sectes, alors en général, ils savent faire, semer le désordre, de telle manière qu'ils essayent de déstabiliser le conférencier et en tous cas de perturber la conférence, parce que c'est facile d'affirmer des choses.

Quand je suis avec mes étudiants, les choses sont aussi simples, il y a une confiance et un respect mutuel entre nous et les étudiants me posent des questions, s'interrogent, sont étonnés à juste titre de ce que je dis puisque je vais contre l'opinion dominante, contre la rumeur dominante. Mais au fil du temps, ils font des lectures et ils commencent à comprendre, au bout d'un moment, qu'on a triché et qu'ils n'étaient pas dans la vérité. Et ils s'interrogent, ils vont essayer d'en savoir plus.

Concernant mes collègues, il n'y a pas eu une attitude de mes collègues, il y en a eu plusieurs. Mais disons que l'attitude majoritaire a été un rejet assez important au moment de la sortie de mon ouvrage parce qu'il y a eu dans la presse des articles qui ont été en ma défaveur : mes collègues lisent la presse, et je pense notamment au journal le Monde, qui m'avait vraiment traîné dans la boue en s'arrangeant pour éviter que je fasse un droit de réponse, d'ailleurs. Disons que mes collèges étaient très réticents, au minimum. Certains m'ont envoyé des félicitations pour mon travail, mais ils étaient minoritaires.

Et puis les choses ont changé, j'ai pu m'expliquer, et certains qui étaient hostiles à mon travail à la sortie du livre en 2002 ont depuis changé complètement d'attitude, m'ont invité à venir parler dans des séminaires et ont compris qu'il y avait là quelque chose qui était différent de ce qu'ils avaient crû initialement et que j'étais resté celui que j'ai toujours été, c'est-à-dire quelqu'un qui est absolument incroyant, mécréant total mais respectueux des systèmes divers de pensée à partir du moment où ils respectent la dignité des femmes et des hommes.

Vos travaux ont-ils été exploités par les divers organes parlementaires et les organismes d'Etat qui se sont penchés sur la question des sectes ?

C’est assez énigmatique le fait que la MILS, la Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes —ou la MIVILUDES aujourd'hui —sollicitent extrêmement peu de collègues. Sauf quelques collègues qui font des travaux qui vont dans le sens des médias. Mais sinon, les chercheurs qui s'éloignent des médias —comme c'est le propre des chercheurs : on travaille avec des méthodes différentes, on n'est pas dans l'urgence, nos travaux durent des années, on approfondit, on va chez les gens, on vit avec eux, pendant très longtemps ; un journaliste ne fait pas ça —,ces chercheurs n'ont pas été sollicités par la MILS, et on peut s'en étonner.

De même qu'on peut s'étonner qu'il y ait des crédits de l'Etat importants pour lutter contre les sectes, : si ce qu'on appelle les sectes sont un danger, comment expliquez-vous que l'Etat ne finance pas des recherches sur ces groupes-là ? Jamais l'Etat n'a dit : « On va lancer un appel d'offres », comme il y a des appels d'offres pour comprendre ce que sont les problèmes de l'immigration, de la délinquance, de la violence, etc. Il y a des appels d'offres. On met de l'argent et on recherche des universitaires ou des chercheurs qui voudraient faire des études scientifiques sur ces questions-là. Comment expliquer que sur la question des sectes, il n'y a jamais eu un sou ? C'est intéressant. Cela veut dire que l'Etat ne veut pas savoir.

Quand j'avais un projet de colloque sur la question des sectes, j'avais demandé à la MILS s'ils voulaient bien financer un colloque comme ça parce que c'était un travail de réflexion objective sur cette question-là. La MILS avait dit : « Non, on ne finance pas ces choses-là. » C'est quand même intéressant. Cela pose question. Les gens devraient s'interroger là-dessus.

Il semblerait que la MIVILUDES ait une attitude un peu plus ouverte sur des études ethnologiques et sociologiques. Est-ce que vous pensez que cette ouverture se traduit par un changement sur le problème des sectes ?

La MILS luttait contre « les sectes ». La MIVILUDES lutte contre « les dérives sectaires » ou les groupes « à caractère sectaire ».

Si quelqu'un en France est capable de me dire ce que c'est qu'une secte, ça serait bien, parce qu'il n'y a aucune définition sociologique de ce que c'est qu'une secte. J'ai écrit là-dessus, j'ai démontré que le mot secte ne veut rien dire. Il a voulu dire quelque chose à une certaine époque, et certains sociologues, d'anciens sociologues renommés du siècle dernier, ont écrit sur la question. Mais aujourd'hui, étant donné le contexte sociologique, ça ne veut plus rien dire.

Mais alors, un groupe sectaire, c'est quoi ? Est-ce que c'est l'UMP, est-ce que c'est un groupe de footballeurs qui ne veut pas intégrer un nouveau joueur, enfin je ne sais pas, c'est tout et n'importe quoi, un groupe sectaire. D'où le danger extrêmement grave de cette qualification, de cette formulation des choses : « groupe sectaire ». On ne pourra jamais la définir de façon rigoureuse et sociologique, c'est impensable. Par définition, ça ne veut rien dire. Et donc puisque ça ne veut rien dire, on peut mettre n'importe qui dedans. Donc n'importe quel groupe, de quoi que ce soit, peut devenir « groupe sectaire » si on veut lui chercher des ennuis.

D'où la difficulté qu'il y a à cerner cette formulation et sa dangerosité car n'importe qui peut être taxé demain de secte. D'où l'impérative nécessité à s'interroger sur cette question des sectes pour tout le monde, même ceux qui sont très loin de la spiritualité, loin de ces groupes-là, il faut s'interroger parce que c'est vraiment un outil politique de répression extrêmement grave.

J'ai un jour posé une question à un responsable de l'ADFI, l'Association de Défense de la Famille et de l'Individu, je lui ai demandé : « Si je réunissais toutes les semaines des étudiants, en vous disant que toutes les semaines on danse autour d'un livre de Lévi-Strauss, qu'est-ce que vous en penseriez ? » Eh bien croyez-moi, ce monsieur ne m'a pas dit : « Il faudrait voir un psychiatre », il ne m'a pas dit : « Pourquoi faites-vous ça ? ». Non. Il m'a dit : « Vous seriez sur le point de devenir une secte. » Cela veut dire que parce que je ne suis pas dans le normal, dans la norme, dans la pensée correcte, alors je suis stigmatisé comme secte. Alors on peut dire, Monsieur Duval, si il fait ça, —en supposant que ce soit vrai, évidemment—, c'est une secte, ou c'est un groupe sectaire. Parce que c'est encore plus flou, on va dire : « groupe sectaire ».

N'importe qui peut être catalogué de « groupe sectaire ». Et d'ailleurs, des groupes politiques de la gauche radicale ont été catalogués de groupes sectaires —je pense à Lutte Ouvrière, je pense à la Ligue Communiste Révolutionnaire qui a eu des militants embarqués à la police quand ils distribuaient des tracts parce qu'on a utilisé des arrêtés antisectes — ; des gens qui font le bizutage à Arts et Métiers ont été qualifiés de secte ; un groupe de musique hard rock a été qualifié de sectes, etc. N'importe qui peut entrer dans cette catégorie et je dis : là, attention, on est dans le cas de figure d'une répression politique, d'une possible répression politique qui est grave pour tous les citoyens. C'est la raison pour laquelle j'appelle tous les citoyens à réfléchir sur cette question.

Quel message donneriez-vous aux acteurs de la lutte contre les dérives sectaires et notamment la MIVILUDES ?

Si je pouvais être entendu par la MIVILUDES ou s'il pouvait y avoir des débats publics — parce que vous avez remarqué que jamais il n'y a eu un débat télévisé entre la MIVILUDES et des chercheurs en sciences sociales qui ont des attitudes hostiles à la MIVILUDES, ça ne s'est jamais vu, ni avec la Mils —. Il n'y a pas de volonté de débat sur la place publique, évidemment. D'ailleurs, on m'a refusé un débat public avec un responsable d'une association antisectes, il n'y a pas longtemps.

Je pense que je leur dirais, à ces gens de la MIVILUDES, que leur combat est un combat pour un Etat qui va vers un fonctionnement totalitaire. C'est-à-dire qu'ils se battent pour le contrôle des pensées. Des pensées en apparence religieuses, mais ce n'est pas que les pensées religieuses. Il y a une normalisation de notre société de plus en plus grande. C'est vrai dans le domaine religieux, c'est vrai dans d'autres domaines, et cette normalisation me semble extrêmement dangereuse, on est en train d'empêcher la diversité d'exister et la MIVILUDES, son combat, c'est celui-là, d'empêcher la diversité des croyances. Je pense que c'est extrêmement dangereux, et c'est quelque chose qui va dans le sens de la non démocratie, de l'avènement d'un totalitarisme dans lequel on va de manière croissante. Parce que dire que des groupes spirituels sont dangereux, c'est susciter la mise en place de contrôles toujours plus grands. On a maintenant des caméras sur les places publiques, comme Orwell l'écrivait dans 1984. Il y a 20 ans, on aurait rigolé si on avait dit ça, on aurait dit qu'on était paranoïaque. Or aujourd'hui, on est à cette période-là où il y a des contrôles de plus en plus grands. Et on essaye maintenant, comme Big Brother, de contrôler les pensées, de contrôler les systèmes de croyance des gens.

C'est la raison pour laquelle je me bats contre cela, je pense que c'est extrêmement dangereux socialement.

Quand on regarde combien il y a eu de gens, de sectes, de groupes, épinglés par la Justice pour méfait, pour délit, on voit que c'est dérisoire par rapport au nombre de groupes. D'ailleurs ça les embête, à la MIVILUDES, parce qu'ils voient bien qu'il n'y a pas d'objet. Il n'y a pas d'objet.

Pourriez-vous établir une comparaison entre l'accueil réservé en France aux nouveaux mouvements religieux et ce que vous avez pu voir de semblable ou de différent dans d'autres pays ?

La chasse aux sectes est assez typiquement française, elle est différente dans d'autres pays et elle n'existe pas dans un certain nombre de pays. Alors on peut s'interroger, « pourquoi cela », évidemment. J'ai cherché les causes, j'ai eu du mal à les trouver. Et finalement, on peut dire qu’en France, c'est notre axe du mal. Aux Etats-Unis, ils n'ont pas besoin des sectes, les mouvements qu'on appelle sectes — parce que pour moi, secte, encore une fois, ne veut rien dire —, aux Etats-Unis, elles sont libres de croire ce qu'elles veulent. Ils n'ont pas besoin de ça puisqu'ils ont un autre axe du mal, qui est le terrorisme avec tout ce que Bush a développé. Nous, on n'a pas cet axe du mal-là, donc notre axe du mal à la Française, c'est les sectes. Et si vous parlez des sectes dans la rue, les gens vont vous dire : « oui oui, c'est le mal ». Alors c'est un fourre-tout dans lequel on met tout. On met : drogue, lavage de cerveau, détournements d'enfants, enfermements d'enfants, orgies sexuelles, que sais-je ? ponctions économiques, financières, etc. C'est notre axe du mal.  

Pourquoi c'est l'intérêt des hommes et des femmes politiques de ce pays que de continuer la lutte contre ce qu'ils appellent les sectes ? Puisqu'on voit qu'il n'y a pas d'objet, puisque les délits sont insignifiants en nombre et en qualité, donc il n'y a pas d'objet.

C'est parce que la lutte contre les sectes fabrique de la peur collective. Les gens ont peur des sectes. « Ils ont des visages très sympathiques mais ils vont laver le cerveau des gens, surtout des plus faibles, des enfants, etc., le danger est terrible. » La fabrication de la peur collective est un ingrédient politique de premier ordre dans la mesure où, quand il y a une peur collective, on peut manipuler les masses d'une manière sans égal. Regardez ce qu'on a fait aux Etats-Unis en faisant peur avec le terrorisme, en mettant tout le monde dans le même sac, d'ailleurs, puisque ça a dépassé la raison. Ce n'était plus une lutte contre le terrorisme dont il s'agissait mais c'était une lutte pour faire gagner un point de vue politique qui justifiait de la répression tous azimuts.

Eh bien en France, c'est la même chose. On n'a pas initié la guerre d'Irak, bien sûr, parce qu'on ne se bat pas avec la peur fondée sur le terrorisme, mais la peur fondée sur les sectes. Et cette peur fait que les gens sont d'accord, à partir du moment où ils ont peur, pour accepter des reculs de la démocratie, dans leur intérêt, croient-ils, puisque cela va permettre de les protéger. Donc puisque ça permet de les protéger, eh bien on va aller jusqu'à dire : le secret professionnel du médecin, il faut peut-être le mettre entre parenthèses parce que ça permettrait peut-être de lutter contre des sectes, etc. etc.

La peur collective permet de faire reculer la démocratie avec un tour de magie, c'est-à-dire en arrivant à avoir l'assentiment d'une majorité de nos concitoyens. Et là, c'est la grand victoire des anti-démocrates, que d'arriver à avoir l'aval de la majorité de la population de notre pays pour faire reculer la démocratie afin de mieux lutter contre les sectes. Sans que personne ne se pose la question : « Mais, c'est quoi, une secte ? Qu'est-ce que sont ces gens-là ? » Il n'y a jamais que des débats de partisans sur les médias qui ne nous ouvrent pas l'esprit mais qui nous le referme.

On a utilisé cette carte-là en France parce que ça marche bien, ça se vend bien, qu'il y a des associations relais, même si elles coûtent très cher à l'Etat parce qu'elles touchent des budgets conséquents, bien sûr, qui ne servent pas du tout à la recherche, comme je vous l'ai déjà dit. En France on a besoin de provoquer des peurs pour renforcer le système politique qui est à l'œuvre. Qu'il soit de droite ou de gauche, ce n'est pas la question, c'est à peu près les mêmes ressorts de politique et on a vu que c'était à peu près la même chose avec le gouvernement socialiste ou avec le gouvernement Raffarin actuel.

Que pensez-vous des pouvoirs publics qui en même temps favorisent la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations) et continuent de s'appuyez sur un organisme comme la MIVILUDES ? Est-ce que vous êtes optimiste quant à l’action d’un organisme comme la HALDE ?

Non, je ne suis pas optimiste du tout par rapport à ce que l'Etat met en place — aucune de ces instances ne me paraît digne de confiance — et je pense que le seul optimisme qu'on puisse avoir, c'est le réveil des consciences des gens pour qu'ils disent : « Non, arrêtez. » Si les gens ne disent rien, l'Etat va continuer0 comme il le fait depuis un bon moment, à être de plus en plus répressif et c'est quelque chose qui m'inquiète beaucoup. C'est quelque chose sur lequel il faut être vigilant. C'est extrêmement grave, ce qui se produit, et je ne suis pas du tout confiant parce qu'à partir du moment où ce système-là sert des intérêts politiques, alors il n'y a pas de raison que ça s'arrête. Il y a des gens dont c'est l'intérêt à la fois économique, parce qu'ils touchent des subsides de l'Etat pour lutter contre ces groupes-là, et par ailleurs, ils touchent aussi du crédit, parce qu'ils deviennent presque des héros qui se battraient contre le Mal, avec un M majuscule. Alors je ne crois pas qu'il y ait quoi que ce soit à attendre de ces instances-là.

Je crois plutôt au travail de fourmis qui consiste à réveiller les consciences, à dire : attention, on est sur un chemin qui nous emmène dans un domaine où nous serons de plus en plus privés de démocratie — comme ça existe aujourd'hui—. Il y a des poches de totalitarisme dans notre société, et si on n'y prend pas garde, si on n'éveille pas les consciences, ça ira toujours plus loin.

C'est le devoir de tout citoyen qui en a pris conscience de faire partager cette conscience autour de soi. C'est un devoir.

Je pense qu'on ne peut pas se regarder dans un miroir si, à partir du moment où on a pris conscience du danger, on ne fait pas ce que l'on peut faire pour faire avancer les choses dans ce domaine.  

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