L'Église de l'Unification de Sun Myong Moon

Introduction du CICNS

 

L'Eglise de l'Unification a été une cible privilégiée de la lutte anti-secte en France. Dans notre pays, chacun est libre de dire ce qu'il pense d'une philosophie, d'un mouvement religieux, de son prosélytisme, de la théologie du révérend Moon en l’occurrence.

 

La limite que l'on souhaiterait voir respecter est dans la façon et les moyens employés afin d'exprimer son point de vue. Lorsque le débat (dans le respect des différences de l’autre) et l’exercice du droit sont remplacés par un combat animé par la peur - la peur qu’un ensemble de valeurs soit remplacé par un autre -, les dérives sont inévitables.

 

Bien sûr, l’argumentaire anti-secte consiste à dire que le danger est si grand que c’est une question de survie de notre système de valeurs. Remarquons d’abord que c’est une façon de refuser a priori les forces de changement et d’évolution dans une société. Mais, même en considérant qu’il devient légitime dans une situation donnée de défendre « nos valeurs », encore faudrait-il étayer le danger supposé par des preuves irréfutables (trouble à l’ordre public, délinquance des groupes incriminés, apologie d’actions criminelles etc.) Ce qui, à notre connaissance, n'est pas le cas pour l’église de l’unification de Moon.

 

L’argumentaire anti-sectes évoque systématiquement le pire pour pouvoir passer outre nos valeurs traditionnelles : respect du débat démocratique, respect du droit, respect de l’autre, tolérance, liberté de conscience. L’autre est forcément manipulé ou manipulateur.

 

La lutte anti-secte en France est une mesure assez précise de l’état de notre système d'auto défense. Le curseur s’est dangereusement déplacé depuis une position légitime de protection à une position de crispation hystérique.

 

Laurent Ladouce, chargé des relations publiques pour l'Église de l'Unification en France, nous apporte ci-dessous son regard sur trente ans d'histoire de son mouvement.

 


 

De la « secte Moon » à « l’Empire Moon »

L’image du révérend Moon en France (1975-1987)

  

Le développement de l’Église de l’unification (Moon) en France n’a jamais eu la même ampleur qu’en Corée, au Japon ou aux États-Unis. La branche française est aujourd’hui plus mince que ses homologues en Grande-Bretagne et en Allemagne. Mais les media français ont vivement réagi à sa percée, donnant à plusieurs incidents survenus entre 1975 et 1987 une résonance mondiale : les enlèvements spectaculaires de deux adeptes, Marie-Christine Amadéo (1976) et Claire Chateau (1982) eurent un écho planétaire. Surtout, la presse française a inventé deux expressions qui ont fait mouche dans l’imagerie populaire mondiale : en janvier 1975, Ouest France est le premier organe de presse du monde à parler de « la secte Moon ». Dans les années 1980, Jean-François Boyer, grand reporter à TF1 signe un best-seller traduit dans de multiples langues : « L’Empire Moon ».

 

« La secte Moon » et « L’Empire Moon » : deux trouvailles journalistiques percutantes, imprimant dans le zeitgeist deux images ou deux galaxies mentales comportant des sous-ensembles : « La secte Moon » évoque des images de messie coréen, mariages collectifs, privations de sommeil et de nourriture, zombies, dépersonnalisation, lavage de cerveau. « L’Empire Moon » est un univers de moines-soldats, de stratégie de l’araignée, d’infiltration, de noyautage. Ces deux images appliquées à un même objet ne sont pas compatibles : la première évoque la subversion d’un personnage oriental tout-puissant venu « voler nos enfants », les empêcher de réaliser les ambitions et espoirs placés en eux par leurs parents. Les clichés faciles vont fuser : « D'un côté, des organismes puissants, riches, habiles à recruter. De l'autre, des individus - souvent très jeunes - épris d'idéal, qui abandonnent famille, études, carrière pour suivre ce qu'ils croient être leur voie spirituelle ».[1] La deuxième image suppose qu’une multitude de révérends Moon sont parmi nous, fort intelligents et motivés et travaillent à subvertir nos élites. Certes, ces deux images suivent l’évolution objective du mouvement lui-même qui a changé de nature et de méthode. Mais ces deux images sont aussi des « clichés » du temps qui passe, deux photos de la France des années 70 et 80. L’image de « la secte Moon » est irrationnelle et archaïque, relevant d’une psychologie des foules comme dans « M. le Maudit » et « Furie » de Fritz Lang. L’image mentale induite par « l’Empire Moon » est plus sophistiquée. Elle reflète l’idéologie mitterrandienne et renvoie donc à la capacité d’un État moderne de créer de la mythologie. Le mythe de « la secte Moon » est typique de l’inconscient collectif français, celui de « l’Empire Moon » de l’État français.

 

« La secte Moon » et « l’Empire Moon » ne sont pas des mots pour nommer des choses ou des phénomènes, mais des flèches verbales secrétant des réflexes primaires dans la foule. Fabriquer des archétypes est typique d’un processus de stigmatisation. La stigmatisation (littéralement flétrissure) consiste à amplifier fortement une anomalie. Elle devient une idole qui fascine et terrifie. Toute stigmatisation suppose une interaction entre une anomalie objective et une volonté subjective de stigmatiser. Si le mouvement du révérend Moon est bien une anomalie objective dans la société française, sa stigmatisation outrancière en dit plus sur cette société que sur l’objet stigmatisé. La fabrication d’antimoonisme a emprunté d’autres schèmes mentaux en Allemagne (où le mythe d’un nouveau nazisme fut privilégiée) ou en Grande-Bretagne où les acteurs essentiels furent la presse populaire et les tribunaux.

 

Pourquoi cette fixation française sur « la secte Moon » et « l’Empire Moon » ? Resituer ces deux termes dans leur contexte nous éclairera. Jean Séguy le suggère lorsqu’il écrit : « les sectes récentes ont elles-mêmes des caractéristiques qui ne peuvent se comprendre qu’à travers une analyse du contexte culturel ou politique – et non plus seulement religieux où elles se sont diffusées. » L’auteur aurait été plus avisé de dire que c’est « l’image des sectes récentes » dont il s’agit de comprendre les caractéristiques.

 

1. « La secte Moon »

 

« La secte Moon » correspond à un stade précis de l’histoire du développement de l’Église de l’Unification en France. Ce mouvement existe déjà depuis 1968. Il entre brusquement dans l’actualité française au début de l’année 1975 à l’occasion d’une série de circonstances qu’on replacera dans le décor de la France des années 70. Dix ans plus tard, le même mouvement aura évolué, la France aussi aura changé : « la secte Moon » deviendra « l’Empire Moon ».

 

1.1 Niveaux individuel, familial, tribal, social, national, mondial

 

Une première grille d’analyse consiste à déchiffrer la portée symbolique des expressions « secte Moon » et « Empire Moon » à partir de la théologie même du révérend Moon. Une constante de la rhétorique unificationniste est la notion de niveaux ou sphères (gwon en Coréen) de la Providence. Autrement dit, l’être humain doit revenir vers Dieu en élargissant graduellement les sphères du salut. Partant du niveau individuel, il atteint les niveaux familial, tribal, social, national, mondial, puis cosmique. Si une personne parvient à la félicité individuelle, il lui reste à conquérir la sphère de la félicité familiale, puis tribale etc … C’est la feuille de route d’un salut humain qui se fait sur terre, dans ce monde. Or le passage d’une sphère de libération à une autre se fait au prix d’un sacrifice ou d’une « indemnité » (tamgan en coréen) qui peuvent impliquer l’opposition et la persécution du « camp adverse ». La persécution de « la secte Moon » correspond donc à un moment de son ascension historique, celui où elle fait passer ses adeptes du niveau individuel à un niveau familial et tribal. Elle suscite alors une adhésion fulgurante chez un certain profil de personnes qu’on ne retrouvera pas dans la phase suivante où son recrutement tend à stagner. Elle suscite aussi un rejet non moins fulgurant chez beaucoup d’acteurs qui ne feront plus parler d’eux ensuite. La persécution de « l’Empire Moon » a accompagné la phase où le mouvement atteignait une audience nationale et internationale. Il attire alors à lui d’autres acteurs et suscite d’autres rejets.

 

Les disciples du révérend Moon se voient comme le peuple de Dieu qui doit libérer les individus, les familles, les tribus, la société, la nation et le monde des influences mauvaises. Chaque branche nationale du mouvement se fixe pour objectif ultime de « restaurer la nation », autrement dit d’en faire un pays qui accepte d’être guidé par les idées du révérend Moon. Les disciples sont « en position Abel », dans la lumière, et ont en face d’eux des personnes « en position Caïn », dans les ténèbres, qui s’acharnent à les diaboliser. Le fait de tenir bon, d’aimer ces ennemis sans céder à l’influence de leur hostilité contribue à sauver à la fois Abel et Caïn. Si bien que les phénomènes de fraternisation sont envisageables entre les deux camps, ou bien le passage d’un « camp » à un autre.

 

On peut bien sûr ne pas accepter cette théologie unificationniste, mais elle s’avère opérationnelle pour deux raisons. D’abord elle éclaire le phénomène de mimétisme propre aux phénomènes de stigmatisation. L’antimoonisme finit par ressembler à l’image qu’il donne du « moonisme ». Le diabolisateur, fasciné par l’idole qu’il exècre, tend à l’imiter.

 

Dans la phase de « la secte Moon », celle-ci est accusée de « voler » les enfants à leurs parents, de leur « laver le cerveau ». Or Marie-Christine Amadéo, pourtant majeure quand elle adhère à l’Église de l’Unification, sera enlevée deux fois par sa parenté. De même Claire Chateau sera séquestrée pour être soumise à un « deprogramming » censé « la libérer ». On est donc dans le cas de deux groupes d’influence qui se combattent sur un terrain égal (celui de l’individu, de la famille, du clan) et dont l’un entend criminaliser l’autre dans l’opinion publique. Mais celui qui crie au « crime » s’emporte et enfreint les lois. Le site « Prévensectes » livre un écho de ce mimétisme dans la confession lucide d’un ex-mooniste repenti, appelé Roger. Après nous avoir décrit comment Roger fut « embrigadé » par la secte, on nous explique sa « délivrance », lors d’une visite qu’il a consentie à sa famille bretonne : « Sa famille a décidé qu’il ne repartirait pas. Elle lui confisque ses papiers. A la maison, c’est un défilé : amis de la famille, prêtre, pasteur, psychologue ... Tout l’entourage tente un débriefing ... » [2]

 

La théologie mooniste est aussi opérationnelle pour expliquer le passage du fantasme de « la secte Moon » à celui de « L’empire Moon ». Quand les disciples de Moon font parler d’eux pour la première fois en France et se voient traiter de « secte Moon », cela correspond à un stade de développement où ils viennent d’entrer dans la sphère « tribale » et leurs adversaires aussi. Durant cette période, l’État français (le niveau national) reste neutre. Il n’arbitre pas la lutte entre la jeune « tribu mooniste » et la naissante « tribu antimooniste ». A ce stade, l’hostilité aux « moonistes » est à la fois affective et religieuse, elle touche aux liens du sang, pas au contrat social. De façon éloquente, l’association « antisectes » fondée par les Champollion (parents d’un mooniste qui a adhéré à Rennes en 1974) se baptise elle-même « Association de Défense de la Famille et de l’Individu » par un curieux phénomène de mimétisme théologique avec l’objet de son exécration. Interrogée sur le choix de ces termes, madame Champollion dira d’ailleurs plus tard son embarras sur cette terminologie. [3]

 

Les moonistes ont alors contre eux des proches : parents, frères et sœurs, parenté élargie ainsi que divers mentors et directeurs de conscience – professeurs, guides spirituels, psychologues. Tous se connaissent. Les psychodrames sont parfois suivis de retrouvailles ; on se dit l’affection qu’on continue de se porter malgré tout. Mais la stigmatisation dépassera ce cadre relativement intime, comme on le verra, aboutissant à une diabolisation réciproque.

 

Dix ans plus tard, le décor a changé. Les jeunes moonistes sont mariés, ont fondé leur famille, ont souvent repris une activité professionnelle ; beaucoup ont alors normalisé leurs liens avec leurs familles. La phase initiale communautaire « de rupture avec la société » a pris fin. Libérés de l’hostilité familiale et tribale de la décennie précédente, les moonistes français vont affronter une situation unique par rapport à leurs coreligionnaires d’autres pays industrialisés. En effet, l’État français, qui était resté neutre jusque-là, prend après l’élection de François Mitterrand la tête d’une curieuse croisade mondiale contre « les sectes ». Le mouvement du révérend Moon sera soumis à plusieurs années de harcèlement fiscal et judiciaire. Parallèlement, le mouvement a cessé de s’adresser prioritairement à de jeunes individus pour les convertir mais vise aussi à développer un réseau d’influence national auprès des intellectuels, des journalistes, des hommes politiques. L’Institut CAUSA organise alors des séminaires de haut niveau dans toute la France et publie un magazine. Toute cette stratégie aboutira à l’élection de Pierre Ceyrac comme député du Nord à l’Assemblée Nationale. L’adversaire du mouvement de l’unification a alors changé de nature : il s’agit de l’État.

 

Dans ce contexte français de persécution d’État d’une part et de « conquête nationale » d’autre part, Jean-François Boyer publia « L’Empire Moon ». La quatrième de couverture le présente comme « un ouvrage explosif, plein de révélations inédites, et qui dévoile que l’Église de l’unification est moins une secte qu’un empire ».  

 

1.2 Le tournant de l’année 1975

 

Nous avons parlé de l’évolution de l’image en fonction de l’espace occupé par le moonisme. Voyons maintenant l’évolution en fonction du temps.

 

Quand « la secte Moon » fait sa première entrée dans l’actualité française en 1975, le mouvement existe déjà depuis 7 ans et a gagné toutes ses figures historiques ou presque, sans attirer l’attention. Mais pendant un an, il occupe le devant de la scène avec des pics en janvier-février 1975, juin 1975 et janvier 1976. La haine persécutrice culmine avec l’enlèvement de Marie-Christine Amadéo et le plastiquage du centre mooniste de la Villa Aublet. Ces douze mois verront le terme de « secte Moon » marquer en profondeur l’opinion publique française puis mondiale.

 

Resituons la première stigmatisation dans son contexte religieux, politique et culturel.

 

Depuis un an, l’Élysée a un nouveau locataire. Rompant avec le gaullisme, Valéry Giscard d’Estaing parle de « société libérale avancée ». Il abaisse très vite la majorité légale de 21 à 18 ans, en plein dans la période où le recrutement d’adeptes par l’Église de l’Unification bat son plein en France ; une France où la natalité baisse, où les classes moyennes surinvestissent pour la promotion sociale de leurs enfants. La « Famille » des « Vrais Parents » vient capter ces jeunes qui entament leurs études universitaires. Parmi eux, beaucoup sont brillants, viennent de classes moyennes ou aisées. Leurs familles ont même quelque notoriété. Un grand nombre de ces jeunes ont eu un parcours spirituel structuré, en général dans l’Église catholique, dont la voix compte encore en France. Le président de la branche française, Henri Blanchard, est lui-même un ancien moine picpussien. Plusieurs cadres moonistes ont un solide bagage catholique. Ce mouvement attire donc des êtres précieux au plan moral, spirituel et intellectuel.

 

Convaincus par l’étude du "Principe Divin" de vivre « dans les derniers jours » et que le révérend Moon est le Messie, ces jeunes abandonnent souvent leurs études, quitte à les reprendre ensuite. Dans les centres communautaires, les garçons portent des chemises blanches et des cravates, les filles sont souvent en jupe. Curieusement, ils renvoient à leurs parents et à la société l’image de la France traditionnelle, polie et saine, qui « fout le camp ». Les observateurs seront frappés par la grande fraîcheur idéaliste de ces jeunes. Tous vivent une vie communautaire frugale, disciplinée où les rapports sexuels avant le mariage sont inconcevables. Leur vie est à la fois monacale et très publique. Beaucoup de ces jeunes quittent la France pour les Etats-Unis. Le révérend Moon y mène la campagne du Day of Hope qui culmine avec le discours du Madison Square Garden de New York le 18 septembre 1974 : un tournant. La presse américaine se déchaîne et l’onde de choc touche la France quelques mois plus tard.

 

Dans les derniers mois de 1974, le « recrutement » en France s’accélère, surtout à Rennes, ville d’où est originaire Henri Blanchard, ainsi que les trois premiers membres de l’Association pour l’Unification du Christianisme Mondial (A.U.C.M.). Ce sont parfois plusieurs membres d’une même famille ou plusieurs copains d’une même classe qui adhèrent. Les « recrues » sont de plus en plus jeunes. Beaucoup fréquentent les meilleurs établissements de Rennes.

 

Cri du cœur, effet tam-tam et horreur religieuse

 

Si la douleur familiale et tribale de l’ADFI rencontre un écho national, c’est par un enchaînement que résume bien Gilbert Lebrun. Dans un reportage publié pour « Le Rennais » en 2004, à l’occasion du trentième anniversaire de l’ADFI et intitulé « La lutte contre les sectes a commencé à Rennes », il précise :

 

« Décidés à se battre, Claire et Guy Champollion, déposent, le 18 décembre 1974 à la préfecture d’Ille-et-Vilaine, les statuts de l’ADFI. Le 21 janvier 1975, le journaliste Joseph Fontaine publie dans Ouest-France le premier article d’une série intitulée La maladie de Moon ou les nouveaux messies qui trouvera rapidement un écho dans la presse nationale. Les témoignages affluent. On en sait un peu plus sur le Révérend Sun Myung Moon, fondateur de la nouvelle église. »[4]

 

Le phénomène de résonance entre le cri du cœur des proches et l’effet tam-tam de la presse locale serait incomplet sans l’entrée en scène du Père Pierre Le Cabellec[5]. Dans une Bretagne catholique, le verbe d’un prêtre de paroisse donne à la croisade de l’ADFI et de Ouest-France le côté inquisitorial qui manquait pour susciter une panique collective. C’est là qu’on voit combien la fabrication de l’image est aléatoire. Dans la phase dite de « la secte Moon », où le pouvoir politique reste neutre, l’adversaire joue la carte de l’horreur religieuse : Moon est alors un « gourou », « le messie coréen » qui abuse de la crédulité des « adeptes » et les « endoctrine » avec une « hérésie ». 

 

D’autres « sectes » font alors parler d’elles, comme les Enfants de Dieu, la Scientologie ou encore le mouvement de la Conscience de Krishna, mais le vocable trisyllabique « la secte Moon » alimente les fantasmes. Ce mouvement apparaît alors comme l’archétype le plus pur du « phénomène sectaire ».

 

Plus tard, l’image de « l’Empire Moon » joue plutôt la carte de l’horreur politique. L’État, craignant de jouer les Néron, cherche à nier le côté religieux du moonisme et de l’antimoonisme. Alors que les religions établies, du temps de « la secte Moon » avaient montré quelque solidarité spirituelle avec les familles et conseillé l’ADFI, elles vont soupçonner l’État d’empiéter sur un domaine qui ne le regarde pas. L’ADFI renonce d’ailleurs au vernis confessionnel des débuts, acceptant l’instrumentalisation du pouvoir qui la déclare d’utilité publique et lui donne des subventions. Dans la phase de « la secte Moon », l’ADFI attirait les parents de moonistes. Dans la phase de « l’Empire Moon », elle les fait fuir et l’ADFI tend à devenir une coquille vide : les parents de moonistes s’en éloignent, préférant pacifier leurs rapports avec leurs enfants. L’État s’est servi de la haine tribale initiale pour régler ses comptes en encadrant l’ADFI.

 

Il est significatif que Boyer ait dédicacé son livre à madame Claire Champollion. Après le décès de son mari, celle-ci ne militera plus contre le moonisme que pour des motifs idéologiques et politiques ; au plan individuel et familial, ses rapports avec la famille de son fils se sont normalisés. Elle poursuivra sa croisade contre son ennemi préféré presque jusqu’à sa mort, mais pour des motifs moins viscéraux que la défense de la famille et de l’individu.

 

Mais revenons à l’année 1975 : la vague du moonisme rennais bute soudain sur trois écueils : l’ADFI née à Rennes représente le ressentiment des familles qui se disent « brisées » par la secte Moon. Ce cri du cœur et des tripes, Ouest-France lui donne une amplification régionale : le quotidien (conscience de l’ouest et voix de la tribu bretonne) dénonce le péril et alerte la France entière. Enfin, le Père Le Cabellec agite le danger de l’hérésie. Par ses explications théologiques sommaires, il amène le pays à se passionner pour des questions christologiques : le Christ est-il Dieu ou pas ? Y a-t-il une trinité ? Jésus est-il venu pour mourir sur la croix ? Pendant des années, ces questions reviendront sans cesse à propos de « la secte Moon ». Elles disparaîtront à l’époque de « l’Empire Moon ». Le phénomène français de la « secte Moon » s’explique donc par un trio régional : la tribu des familles trahies déclenche les foudres de la presse et du clergé local contre de jeunes hérétiques, dans un pays où l’abaissement de la majorité a remis en cause des siècles de rapports entre parents et enfants.

 

Ce cocktail explose en janvier 1975, avec un nouveau pic en février. Pour la première fois en effet, la France sidérée découvre à la télévision les « mariages de masse » célébrés par Moon et son épouse. Le 8 février 1975, 1 800 couples reçoivent à Séoul la Bénédiction des Vrais Parents ; parmi ces nouveaux couples, il y a six français. PARIS MATCH publie un long reportage sur l’événement et n’hésite pas à titrer : « Moon, le dieu vivant nous prend nos enfants. »[6]

 

Typique de l’image de « la secte Moon », le titre joue les cartes de l’horreur familiale (« nous » prend « nos » enfants) et de l’horreur religieuse chère au Père Le Cabellec.

 

L’article de Paris-Match évoque aussi la première réunion publique organisée à Rennes par l’ADFI, avec des parents de membres de l’Église de l’Unification, le 16 février 1975. Claire Champollion évoque pudiquement le caractère « houleux et passionné » de la réunion.[7] Doux euphémisme : une mère de famille suisse ayant osé dire que ses trois enfants étaient heureux chez Moon, elle attira non pas un débat contradictoire mais un vacarme d’indignation.

 

Cette réunion illustre le phénomène de mimétisme dépeint plus haut : la bénédiction du 8 février a marqué pour les moonistes français le passage du niveau individuel-familial au niveau de la grande tribu internationale des « couples bénis ». Le 16 février, l’ADFI qui n’a alors que deux mois d’existence parvient à fédérer en une tribu européenne les individus et familles qui se disent victimes de « la secte Moon ». Dans les semaines qui suivent, l’ADFI ouvre des antennes provinciales dans toutes les villes de France où l’AUCM a des centres. On se marque mutuellement.

 

Mais le contexte français et particulièrement breton de « l’affaire Moon » ne suffit pas à expliquer son retentissement. Nous avons déjà souligné le rôle des trois principaux acteurs dans le déclenchement de la peur de 1975 : le couple de notables rennais, le journaliste local, le prêtre de paroisse. Mais un autre facteur, international, va amplifier la panique.

 

Les écrits du révérend Moon évoquent un « cours de 21 ans » entre 1960 et 1981 (trois fois sept ans). Si les années 1960-1967 correspondent pour l’Église de l’Unification à son implantation individuelle, familiale et sociale en Corée et au Japon, elles sont aussi des années où ce mouvement n’existe pas encore en France. Henri Blanchard ne connaît « la famille » qu’en mars 1968 à Paris. Or en 1968, l’Église de l’Unification a entamé en Corée son deuxième cours de 7 ans, qui s’achève justement avec la bénédiction des 1 800 couples en février 1975. Pendant ces sept années, le mouvement du révérend Moon a d’une part atteint une taille nationale en Corée, et a lancé d’autre part une puissante croisade en territoire américain. Moon lui-même arrive aux Etats-Unis en 1971 et obtient vite sa carte verte.

 

Au moment où l’ADFI stigmatise l’AUCM en France, le public découvre un mouvement d’envergure planétaire par le biais des media. Aussitôt, ceux-ci flairent le côté spectaculaire et passionnel. C’est que la bénédiction des 1 800 couples marque, aux dires de Moon lui-même, le début du troisième et dernier cours de 7 ans, où le mouvement doit atteindre le stade mondial. En avril 1975, Moon envoie des missionnaires japonais, américains, et allemands dans 120 pays. Beaucoup resteront 21 ans dans leur nation de mission. Or avril 1975, c’est aussi le mois qui voit la chute de Saïgon et de Phnom Penh. Vientiane tombe en décembre de la même année. En Afrique, plusieurs pays tombent dans l’escarcelle communiste. Face à l’internationale communiste alors en pleine expansion, le monde occidental ne réagit pas. Le traumatisme du Watergate et l’humiliation américaine au Vietnam laissent les coudées franches au triomphalisme marxiste-léniniste.

 

La seule internationale à défier le communisme mondial est alors le moonisme mondial, bien avant le réveil moral des années 80 qui emportera l’empire rouge. La force réelle de Moon est en fait insignifiante, tant en argent qu’en membres, par contre il mise tout sur la grande oubliée de la lutte contre le communisme : l’offensive idéologique. Et il lance le slogan décisif : « le communisme n’est pas seulement l’ennemi des hommes, mais l’ennemi de Dieu ».

 

Tout comme les marxistes avaient d’abord stupéfié le monde par le verbe, Moon déclare une guerre idéologique là où le monde libre se limite à des protestations éparses et à l’accompagnement humanitaire des réfugiés. Cette force verbale suffit à créer une légende qui attribue des pouvoirs quasi illimités au « messie coréen ». C’est ce qui fascinera plus tard Jean-François Boyer, quand il décrira, médusé, le zèle des moines-soldats de « l’Empire Moon ».

 

Début 1975, Moon a mobilisé la « Croisade Internationale pour un Monde Uni », partie des Etats-Unis et qui arrive au Japon et en Corée. Elle ne comporte que cinq cent jeunes gens de diverses nationalités, mais le grand rassemblement du 7 juin 1975 à Séoul leur donne un retentissement planétaire : ce jour-là, un nouveau pic de panique est atteint en France, quand les media révèlent au grand public la puissance d’action du révérend. Celui-ci a réuni 1,2 million de personnes à Séoul dans un rassemblement patriotique destiné à contrer la menace imminente d’une invasion. Dans la foule, les fidèles du révérend Moon sont peu nombreux, mais ont su mobiliser tout un peuple, et parmi eux, on reconnaît quelques jeunes visages de Bretons qui, voilà quelques mois, menaient une vie sans histoire à Rennes. Dans l’histoire du communisme, jamais pareil rassemblement n’a eu lieu pour s’opposer à son expansion, et ce rassemblement marque le début du 3e et dernier cours de 7 ans.

 

Enlèvement, plastiquage et auto-dafé

 

La lutte contre le moonisme en France commet alors deux dérapages aux graves conséquences pour la liberté religieuse : un dérapage théorique, et un dérapage du comportement.

 

Le comportement antimooniste bascule dans une violence croissante, qui se justifie d’elle-même : les autorités laissent faire, au motif que ce sont des « affaires de famille ». La violence impunie se légitime aux yeux de l’opinion. Vue la passivité des forces de l’ordre, tout le monde se dit que la seule solution est probablement de recourir à la force. Le sentiment d’impunité légale sera en outre renforcé par une violence théorique. Nous y reviendrons. Mise à sac de locaux, enlèvement en plein jour, bombe placée pour tuer, les actes délictueux sont graves. Leur impunité fera que l’AUCM, victime, passera définitivement aux yeux de l’opinion publique, pour coupable.

 

Au début de l’année 1976, le révérend Moon fixe pour ses fidèles un objectif ambitieux : un grand rassemblement patriotique au Yankee Stadium de New York, pour célébrer le bicentenaire de la révolution américaine et rappeler le rôle des Etats-Unis dans la Providence. L ’événement sera une étape décisive dans la stratégie de conquête de l’opinion publique mondiale. Or en janvier 1976, la branche européenne de la « Croisade Internationale pour un Monde Uni » arrive en France, et intensifie le « recrutement » dans les grandes villes de France.

 

Soudain, c’est la stupeur : les télévisions du monde repassent en boucle l’enlèvement de Marie-Christine Amadéo par ses parents. Les caméras de la « troisième chaîne » l’ont filmé en direct sous les yeux des gendarmes. La bouche baillonnée par une main puissante, la jeune lyonnaise majeure se débat tant qu’elle peut. Les gendarmes observent la scène, sans doute prêts à agir si les moonistes voulaient s’opposer à la force. Le nom Amadéo fait alors le tour du monde. Quelques mois avant, Paris-Match sûr de lui avait titré : « Moon, le Dieu vivant nous prend nos enfants. » Le choc des photos d’enlèvement conduit la rédaction à peser davantage le poids des mots. Le 31 janvier 1976, Marie-Christine fait la une de Paris Match, souriante et bras-croisés, légèrement en retrait derrière une belle photo du révérend, avec cette légende : "Elle est heureuse chez Moon". [8]

 

En pages intérieures, on découvre aussi les photos d’une jeune femme « moins heureuse ». Et pour cause : quelques jours après l’enlèvement raté de Marie-Christine Amadéo (elle échappera à la surveillance de ses « protecteurs »), un plastiquage défonce le centre communautaire de la Villa Aublet à Paris. Grièvement blessée au bras, Ann-Britt Komedal, missionnaire norvégienne, lutte pendant des mois pour éviter l’amputation : elle s’en tirera avec un bras mutilé et des séquelles à vie. Aucune enquête n’élucidera cette affaire criminelle.

 

Dans les jours suivants, certains murs de Rennes se couvrent d’inscriptions : « Moon assassin ». Ouest-France annonce qu’une manifestation se tiendra devant le siège de l’AUCM, au 9 rue de Bertrand. Les responsables du centre alertent le commissariat. Le jour venu, une foule en colère crie ses slogans sous les fenêtres des moonistes. Les badauds, les curieux, les militants de L’ADFI sont encadrés par des spécialistes de l’agit-prop ; le gauchisme groupusculaire des campus rennais crie la colère des masses. Aucun gardien de la paix n’est visible mais des agents en civil sont sur les lieux. Des photos détaillées seront prises d’un immeuble situé en face. Elles montrent les gauchistes jetant par les fenêtres des photos et des livres. D’autres clichés les montrent brûlés sur place dans la rue. A l’intérieur, les meneurs qui ont fracassé la porte d’entrée du centre ont pillé, cassé, jeté. Une jeune fille qui s’est mêlée à eux repart silencieuse et en larmes : le spectacle des « frères et sœurs » priant sereinement dans une pièce pendant que le reste du local est saccagé l’a émue. Un journaliste d’Armor Magazine sera lui aussi édifié et écrira le premier article différent sur le moonisme en France. 

 

La violence anti-AUCM profane son image dans l’opinion publique. La méchanceté contre la victime la rend méchante pour le chœur de la cité : un classique des procédés de stigmatisation. Toutes les flèches émotionnelles de  l’expression « la secte Moon » empoisonnent les esprits. Une « secte maudite » attire le mauvais sort, c’est la preuve par 9. Or la violence n’est que le bras armé d’un anathème théorique qu’il s’agit de comprendre.

 

Cet anathème consiste à dépersonnaliser les moonistes, pour en faire des « zombies » avec lesquels tout dialogue est vain, impossible. Pour arriver à cette dépersonnalisation, réification, diabolisation, les adversaires sortent une pseudo-science : le « lavage de cerveau » devient vite le fin mot de l’affaire Moon. La théorie du lavage de cerveau a peu de crédibilité scientifique, mais elle aura une crédibilité émotive au temps de « la secte Moon », Boyer s’en démarquera totalement pour défendre la thèse des moines-soldats dans « l’Empire Moon ». Pour comprendre comment une idée si étrange a pu séduire l’opinion publique et certains media complaisants, il faut revenir au contexte des années 1975-76.

 

Le premier facteur, sans doute décisif, est que rapidement, le procédé de « mimétisme » entre « tribus rivales » se déshumanise : une fois portée sur la place publique et judiciarisée, la passion agite une foule anonyme, et non plus deux tribus qui se connaissent. Sans arbitrage entre les deux clans, un durcissement s’opère, un surenchérissement.

 

Certes, l’AUCM organisera plusieurs réunions avec les parents des membres, au château de Mauny (jusqu’à 700 personnes en 1978). Des passerelles se maintiendront entre les membres de l’AUCM et ceux de l’ADFI. Des deux côtés, on essaie pendant quelque temps d’éviter la diabolisation, l’essentiel étant de préserver les liens familiaux. Tout en parlant d’hérésie et de fausse doctrine, le Père Le Cabellec était ouvert au dialogue, par souci pastoral. Le couple Champollion lui-même et d’autres cadres de l’ADFI savaient débattre ; mais de nouveaux acteurs étrangers à l’affaire vont dire que le débat est vain. Médiatisée à outrance, internationalisée, l’affaire échappe aux parties en présence. La montée aux extrêmes reflète les blocages de la société française, l’absence de lieux de médiation, de société civile.

 

Cette dépersonnalisation est théorisée dans divers écrits. Dans Les Nouvelles Sectes, Alain Woodrow, alors journaliste au Monde, rapporte le tournant pris par l’ADFI :

« L’ADFI de Rennes a fait une déclaration à la Délégation judiciaire de Rennes le 28 mai 1975. Après avoir déclaré qu’elle refusait de juger les prétentions doctrinales ou les buts politiques de la secte (Moon), l’association formule à son égard les accusations suivantes :

  • Tromperie sur la nature, le but et le fonctionnement du mouvement.

  • Lavage de cerveau. 

  • Terreur psychique. 

  • Rupture des liens familiaux.

A quoi s’ajoutent, selon le journaliste lui-même, des « raffinements propres à cette secte : déplacements fréquents, dans le pays d’origine puis à l’étranger, pour couper l’adepte complètement de son milieu ; confiscation, à l’intérieur des communes, des chaussures, pour rendre la fuite matériellement plus difficile ; pratique d’encourager les adeptes à se retenir d’uriner aussi longtemps que possible - ostensiblement pour prouver leur « résistance à Satan » - (en fait, l’élévation du taux d’urée dans le corps diminue la résistance mentale et physique) ».[9]

 

Certains comme Maurice Clavel dénonceront un matérialisme aussi grossier et rappelleront par ailleurs la rigueur et l’ascèse des préceptes évangéliques et de toute démarche authentiquement spirituelle. D’autres rappelleront la soudaineté mystérieuse, la subjectivité de toute conversion, son aspect profondément irrationnel.

 

Deuxième facteur expliquant la théorie du « lavage de cerveau » : l’origine coréenne de ce mouvement. Jeune, le révérend Moon vécut l’expérience concentrationnaire de la Corée du Nord, les privations de nourriture et le travail forcé du camp de Heung Nam, les tortures pour faire abjurer leur foi aux Chrétiens. Ses anciens bourreaux lui ont collé l’image de leurs forfaits. On a d’autre part oublié ce que fut la Guerre de Corée et la généalogie de l’idée de lavage de cerveau. Jusqu’en 1950, le « lavage de cerveau » (brainwashing) n’existait pas dans les langues occidentales ; il en est venu à plaquer sur une notion de décervelage et bourrage de crâne très brutale la transcription littérale d’un idéogramme chinois xǐ năo () qui décrit la reconstruction des pensées soi-disant féodales ou réactionnaires du peuple ; une expression figurée a été prise au pied de la lettre par un scientisme grossier pour décrire quelque chose qui selon la plupart des spécialistes est un mythe.

 

Selon les experts, le brainwashing entra dans la langue pendant la Guerre de Corée, dans un contexte militaire qu’il n’avait pas au départ. En septembre 1950, le Miami Daily News publie un article du journaliste Edward Hunter (1902-1978), le premier à parler de « brainwashing », quelques mois près le début de la Guerre de Corée. En 1951 il publie Le Lavage de Cerveau en Chine, et en 1956 Le Lavage de Cerveau : l’Histoire des Hommes qui l’ont défié. Les théories de Hunter sont terrifiantes et n’ont guère été corroborées au plan scientifique. Lui-même, agent de la CIA autant que journaliste, aurait cherché à accréditer l’idée d’un lavage de cerveau efficace pour mieux diaboliser une technique somme toute primaire qui ne demandait pas tant d’égards. Le « contre lavage de cerveau » mis au point par la CIA fut un désastre.[10]

 

Durant la Guerre de Corée, les communistes ont tenté de rendre des soldats occidentaux dociles à leur cause. Dans The Manchurian Candidate [11], un soldat américain, fils d’une famille de politiciens en vue, est capturé par les Soviétiques en territoire coréen et programmé pour tuer le futur président des États-Unis. Le film est si invraisemblable qu’il vide de sens l’idée de lavage de cerveau. La mise en scène de la manipulation mentale est caricaturale et traitée d’ailleurs sur un mode comique. Or le « complot coréen » n’est que le premier degré du film. La force du film est de suggérer l’idée plus dérangeante, mais plus vraisemblable, du profil type de personne qui peut un jour se laisser manipuler ; c’est cette psychologie classique qui est la plus crédible dans le film, plutôt que la grosse artillerie du lavage de cerveau. Des deux héros du film censés avoir eu le cerveau lavé, seul l’homme fragile va craquer. L’assassin du film est au départ un homme déséquilibré par sa mère. La mise en scène montre que c’est la torture mentale exercée par celle-ci qui le conduit au meurtre, bien plus que le complot nord-coréen.

 

Revenons au « lavage de cerveau » dans « la secte Moon ». Des épaves psychiatriques « moonistes », il y en a eu, comme dans tout mouvement religieux sur ses marges. Mais les récits cliniques évoquent des sujets au départ très fragiles, qui crurent trouver dans ce mouvement un répit à leurs démons intérieurs avant de sombrer à nouveau. L’objectivité voudrait qu’on étudie aussi les cas de sujets malades psychiquement qui ont trouvé dans le moonisme un relatif épanouissement spirituel et familial que la société ne leur aurait pas forcément offert. C’est dans les deux directions que la psychiatrie doit enquêter, comme elle le fait dans l’étude des autres ordres religieux qui peuvent tout autant structurer qu’anéantir des sujets fragiles. Une meilleure connaissance de l’histoire religieuse montre que les grands guides spirituels ont toujours attiré une certaine part de malades. Que serait le Christ des Évangiles sans cette cohorte de paralysés, de boiteux, d’aveugles, de possédés, de malades en tout genre qui espèrent une délivrance ?

 

Quant au « lavage de cerveau », mieux vaut le circonscrire au contexte de la Guerre de Corée. Il s’agit d’ailleurs sans doute plus d’une mystification de Hunter amplifiée par le Manchurian Candidate que d’une réalité scientifique.

 

Plusieurs études sérieuses de médecins américains ont montré que les techniques de « lavage de cerveau » (privation de sommeil, brimades) eurent un impact superficiel, visant plus l’abrutissement des prisonniers pendant leur captivité que leur adhésion à une croyance. Certains psychiatres ayant travaillé sur des prisonniers de guerre apparemment très affectés pendant leur captivité, ont montré qu’ils revenaient vite à la normale et ont évoqué une remarquable « homéostase » de l’esprit humain. Mais les mythes ont la vie dure, et il est intéressant de voir comment, 25 ans après la Guerre de Corée, le mythe du lavage de cerveau nord-coréen fut projeté sur le révérend Moon.

 

Toutefois, le contexte de la Guerre de Corée n’explique pas totalement la généalogie du « lavage de cerveau ». Pour se rendre compte de l’absurdité psychiatrique de ce terme, il faut connaître le Chinois, langue dans lequel le « lavage de cerveau » n’est surtout pas à prendre au premier degré. Le maoïsme emprunte son « xǐ nǎo » au taoïsme et à son « xǐ xīn » 洗心 (lavage du coeur), inscription qui orne l’entrée de nombreux temples chinois. La « purification politique et idéologique » demandée par le communisme chinois est donc une allusion à la vieille tradition d’ascèse du cœur répandue en Asie. Les idéologues chinois, pour évoquer la persuasion idéologique et la rééducation, ont aussi parlé de « sī xǐang gǎi zào » : forme de la pensée. On est très loin de la fumeuse idée de Hunter où le lavage de cerveau est une vidange du cerveau suivie d’un remplissage par un autre programme. Carter détourna le terme chinois de son sens pour l’appliquer à son propre fantasme d’un Pavlovisme qui réussirait.

 

Si la communauté scientifique internationale rejette presque unanimement le « lavage de cerveau », retient-elle alors celle de « manipulation mentale » appliquée aux mouvements religieux ? Sans rejeter les confrères qui y croient, la plupart des psychiatres professionnels leur demandent d’en donner des preuves expérimentales crédibles. Inutile de rejeter a priori une hypothèse, car même mal formulée, elle pousse la réflexion. L’idée qui semble s’imposer à tous et qui rejoint le simple bon sens est que la tentation de la manipulation mentale existe certainement dans « les sectes », consciemment ou inconsciemment. Elle est un trait de toutes les cultures, un trait de la nature humaine et se manifeste dans maints domaines de la vie quotidienne. Ne la voir que dans les sectes serait typique d’un processus classique de stigmatisation.

 

Le troisième facteur derrière le mythe du lavage de cerveau, c’est le réseau du deprogramming. Les déprogrammeurs, payés souvent très cher par les parents pour reprendre leurs enfants aux gourous et les séquestrer, s’efforcent de faire revenir l’adepte à la normale par un cours symétriquement inverse de sa conversion. Toujours le même mimétisme déjà observé. Comme le rapportent Massimo Introvigne et Dick Anthony :

 

« Les déprogrammeurs attirent les membres des mouvements religieux, sous différents prétextes, puis les enferment dans des maisons isolées, les bombardant d’informations hostiles au groupe, afin d’obtenir un « déconditionnement » qui devrait « renverser » les effets du lavage de cerveau. (…) Les années 1970 et 1980 sont parsemées d’épisodes où les déprogrammeurs font l’objet de graves accusations : usage de drogue, violences physiques, rapports sexuels, voire mauvais traitements proprement dits. Presque tous les déprogrammeurs les plus connus ont d’ailleurs fini en prison. [12]

 

2. « L’Empire Moon »

 

Comment passe-t-on d’une image à une autre ? De « la secte Moon » à « l’Empire Moon » ? Ces deux mythes naissent en France, pourquoi ? Pourquoi leur retentissement mondial ? Comment expliquer que la hantise sectaire secoue si fortement le socle rationnel du pays de Descartes ? « Je déteste ce que vous écrivez, mais je donnerais ma vie pour que vous puissiez continuer à écrire ». On prête à Voltaire ce propos dans une lettre qu’il aurait écrite à un abbé : c’est pourtant dans la douce France voltairienne qu’un brave prêtre de paroisse, le Père Jacques Trouslard peut se déclarer « obsédé sectuel » et recevoir en 2002 la Légion d’honneur en hommage à son combat contre les sectes. [13] Bienheureux les « obsédés sectuels », la légion d’honneur leur est promise !

 

Est-ce la laïcité d’État qui rend fous les enfants de Descartes ? Certes, un certain laïcisme français triomphant sous Mitterrand après1981 a trouvé dans les sectes une cible de choix, particulièrement le mouvement du révérend Moon. Dans les 25 ans qui ont suivi, il y a eu 4 commissions parlementaires sur les sectes et une liste de 172 sectes dangereuses a même été publiée par le Parlement en 1996. En 1997, une « Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes » a vu le jour. Ces exceptions françaises n’ont aucun équivalent dans les autres États démocratiques. Selon Jean Baubérot, spécialiste de la laïcité, « Cela permet d’émettre l’hypothèse que le traitement social différent des sectes en France, par rapport à la grande majorité des pays démocratiques peut être lié au fonctionnement global dominant de la laïcité à la française. » [14]

 

Mais la laïcité de l’État n’explique pas tout. Elle joue sur un inconscient collectif français perméable, sur une opinion publique inflammable, aux soubassements archaïques. Durant la période de « L’Empire Moon », Jean-François Boyer fait surgir tout un imaginaire qui plaît aux Français et séduira aussi le public russe, où le livre sera un best-seller.

 

2.1 Fasciné par son sujet

 

Le livre constitue un tournant dans la littérature sur le moonisme. Massimo Introvigne, connu pour son souci de présenter avec neutralité les nouveaux mouvements religieux, n’est pas tendre avec Boyer. Parlant de la littérature qui attaque l’Église de l’Unification, Introvigne précise : « lL’exemple le plus typique de ce genre de littérature est sans doute L’Empire Moon. L’auteur ne semble pas, ou très peu, intéressé par l’aspect religieux du phénomène, à propos duquel il dit quelques énormités. Il paraît uniquement concerné par les activités anticommunistes de l’Église de l’Unification et par la liste des personnes qui coopèrent, même de façon très distante, avec l’unificationnisme. » [15]

 

Le jugement d’Introvigne peut paraître injuste. Boyer a mené une enquête internationale, a eu des contacts poussés avec les membres de l’Église, ce qui est rarissime chez ceux qui écrivent, et s’est véritablement passionné pour son sujet. Ce fut l’enquête de sa vie, qui lui valut une renommée internationale. Boyer n’a pas été motivé par une hostilité brutale. Mais il a été trop fasciné par son sujet et son livre s’en ressent .

 

Commençons par voir ce qu’il y a de crédible dans la thèse de Boyer. L’Empire Moon paraît en 1986, année où Pierre Ceyrac est élu, à l’âge de 40 ans, député à l’Assemblée Nationale, 20 ans après l’arrivée de Reiner Vincenz, le tout premier missionnaire mooniste en France. Ceyrac est  souvent cité dans le livre de Boyer. Le mouvement mooniste français, malgré l’intense harcèlement dont il est l’objet depuis l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, envoie l’un des siens au Parlement. Il sera ensuite député européen, puis conseiller général du Nord. Dans les années 80, Moon est emprisonné aux États-Unis, mais son quotidien, le Washington Times se fait respecter dans le monde des media. Sorti de prison, Moon est acclamé par plus de 1800 pasteurs américains, et fait docteur honoris causa d’universités latino-américaines. Il fait tenir à l’Hôtel Intercontinental de Genève un séminaire sur la fin de l’Empire soviétique. On est en 1985, en pleine perestroïka triomphante, peu de soviétologues envisagent la fin prochaine de « l’empire du mal ». 5 ans plus tard, après la chute du Mur de Berlin, en avril 1990, Moon entre dans Moscou à la tête d’une délégation de 1000 personnalités du monde entier ; beaucoup d’anciens chefs d’État ont fait le voyage. La rencontre avec Gorbatchev sera suivie d’une série de séminaires auxquels des dizaines de milliers d’étudiants russes participeront. Très peu adhéreront à l’Église de l’Unification. Mais beaucoup défendront le parlement et la jeune démocratie russe lors du putsch d’août 1991. L’effondrement prophétisé en 1985 s’est déroulé. Écrit en 1986, L’Empire Moon surestime les moyens réels du révérend Moon. Mais il a le très grand tort de sous-estimer la lame de fond dont Moon est la figure la plus emblématique et qui engloutira l’empire soviétique. Tout le problème de Boyer est de forcer les traits du prophète, en minimisant le contenu de sa prophétie. Plus tard, Boyer crut devoir dire qu’avec la fin du communisme, le « moonisme » n’avait plus de raison d’être, précisément parce qu’il n’a jamais pris la peine d’étudier la totalité de son enseignement.

 

Quoi qu’il en soit, L’Empire Moon se lit comme une enquête documentée sur un mouvement international structuré, doté d’un réseau d’influence puissant et de moyens importants et qui vise le pouvoir. Cette lecture au premier degré n’explique pas pourquoi ce livre fut rédigé en France et y exerça une telle fascination.

 

Une autre lecture, au second degré, privilégie l’hypothèse du mimétisme. Boyer est emporté par sa fascination quasi obsessionnelle pour l’objet de son étude. Jamais plus sa carrière ne lui offrira pareil sujet, il en sera orphelin. Il semble avoir mis beaucoup de lui-même et projeté ses fantasmes personnels.

 

Le livre franchit souvent les limites déontologiques du journalisme d’investigation et se fait détective. Partant de méthodes glauques et souvent subversives, il lui est facile de projeter une aura inquiétante sur l’objet de son étude. Il est à l’Empire Moon ce que les déprogrammeurs sont à « la secte Moon » : toujours une petite idée policière dans la tête, hélas. Ainsi, l’une des thèses de « l’Empire Moon » est que cet empire effectue un travail occulte et sournois d’infiltration de la société, en avançant masqué. On peut bien sûr adhérer à ce contenu. Là où la prudence s’impose, c’est dans les méthodes choisies par l’auteur : pour déballer toutes ces révélations sur L’Empire Moon, Boyer n’a pas hésité à infiltrer un espion qui a feint de se convertir et a donc menti sur son identité et ses intentions véritables. Boyer recourt aussi abondamment à des écoutes téléphoniques complaisamment relayées par la police. Il agit ainsi tout en faisant tout pour enjôler et inspirer confiance aux membres de l’Église, et donner des gages de sa sincérité. Le sentiment constant du double jeu indispose.

 

2.2 L’Empire Moon et l’Empire Mitterrand

 

Fasciné par l’image qu’il se fait du mouvement, Boyer en rajoute et préfère ignorer toutes sortes d’activités moonistes qui ne cadrent pas avec sa thèse. Le fantasme de L’Empire Moon ne peut donc fonctionner que dans une société française habituée à l’opacité, aux dénonciations anonymes, au double jeu, au « film noir », au goût pour les coups tordus, où le grand public accepte une certaine barbouzerie des rapports de force. Reste à saisir la fonction d’un tel ouvrage dans la société française de l’époque. Nous avons vu comment la société française des années 70 avait été perméable au mythe fabuleux de « la secte Moon ». Pour emballer la chasse aux sorcières contre l’hérésie, il avait suffi de réunir la tribu ADFI, le tam tam Ouest-France et le prêtre de la tribu.

 

Ces acteurs n’existent plus dans les années 80. Les moonistes français passent d’une vie communautaire et monacale à un travail de longue durée pour accomplir leur idéal familial. Leurs préoccupations sont de trouver du travail, un logement et d’élever leurs enfants, en général nombreux. Désormais, les unificationnistes s’investiront beaucoup dans leur réussite familiale. Sociologiquement, le mouvement n’est plus le même et tend vers le modèle qui existe déjà en Corée : une église réunie autour de ses pasteurs, où les fidèles versent une dîme et diffusent une influence dans leur voisinage. Beaucoup se sont réconciliés avec leurs parents, qui ne sont plus « clients » de l’ADFI. Quant au clergé en général, il répugne aux idées de « manipulation mentale ». L’abbé Trouslard « obsédé sectuel » est une exception.

 

Mais la moonophobie injectée à haute dose dans la société française y a laissé une trace mentale. Le pays est en manque de ce sensationnalisme qui fait à présent partie de son paysage psychique. Le succès de L’Empire Moon peut se lire comme une réponse à ce manque d’une part ; d’autre part comme un miroir de la France mitterrandienne. Sous la France giscardienne, plusieurs acteurs de la société civile avaient entraîné une adhésion à la mythologie de « la secte Moon ». Une fois ces acteurs oubliés et alors que la société reste en manque, l’État mitterrandien monopolise la pulsion secticide. L’obsession sectuelle de cet État intrigue. Les 14 années de mitterrandisme sont bien sûr une continuation du jeu politique propre à la République française. En marge, il y a aussi toute une foule d’apprentis sorciers du « changer la vie » pour qui le 10 mai 1981 est « la frontière qui sépare la nuit de la lumière »[16]. On est à l’heure de l’expérimentation sociale où le nouveau clergé socialiste va perdre son âme et perdre la foi. On aura pour symptômes de cette déliquescence un art du contrôle de l’argent, du pouvoir et des personnes qui est à la politique ce qu’est l’hérésie à l’orthodoxie religieuse. La corruption du pouvoir sous la mitterrandie renvoie presque à la typologie du pouvoir sectaire. Le fantasme de l’Empire Moon, miroir de l’Empire Mitterrand, ainsi que son bouc émissaire rituel ? Même si Boyer n’a pas écrit dans cette intention, son livre a joué ce rôle au plan sociologique.

 

Les années 1980 tombent mal pour le social-messianisme du programme commun. Celui-ci est porté au pouvoir par Mitterrand, un homme souvent soupçonné d’imposture par son camp ; mais cette fois-ci l’imposture a marché. D’un pouvoir en porte-à-faux avec le vent de l’histoire sortira une dérive sectaire.

 

Les années 1980 voient surgir des figures morales dressées contre le totalitarisme qui intimidait encore nombre de démocraties. Le Pape Jean-Paul II, Vaclav Havel, Lech Walesa, d’autres encore, font reculer l’oppression en Europe. La foi des Afghans dompte les Soviétiques. Beaucoup de résistants de l’ombre qui ont connu la prison, l’exclusion, le bannissement prendront finalement le pouvoir. Or Moon est dans ce camp-là comme il fut jadis dans la lutte contre le fascisme nippon ; plusieurs de ses missionnaires ont risqué clandestinement leur vie en Europe de l’Est, l’une d’elles a péri dans les geôles tchécoslovaques, le cinéaste unificationniste Lee Shapiro a été tué par les Soviétiques en Afghanistan en 1987. En Tanzanie, un missionnaire japonais fut assassiné par la police politique. Boyer aurait pu voir que le combat du révérend Moon participait de la même logique foncièrement libératrice.

 

Dans les mêmes années 1980, un président accède au pouvoir en France avec un programme commun qui prêche la rupture avec le capitalisme et entreprend sitôt élu sa campagne de nationalisations. Maintes entreprises nationalisées seront ensuite au cœur de scandales financiers sans précédent sous la 5e République. Pendant plusieurs années, le gouvernement français gouverne avec quatre ministres communistes, alors même que les derniers régimes marxistes-léninistes arrivés au pouvoir en 1975 se sont signalés par des horreurs rarement vues dans l’histoire humaine. La grande affaire de l’année 1984 sera la lutte acharnée contre l’école libre finalement perdue et qui vide de sens l’idéologie du programme commun. L’année précédente, Alain Vivien a publié un rapport sur les sectes en France, début d’une longue guerre de l’État français contre les minorités religieuses. Or les années 80 signalent le puissant retour du religieux dans l’art de diriger l’histoire : le Pape Jean-Paul II, Mère Theresa, Desmond Tutu, Lech Walesa.

 

Curieusement, il existe un curieux pays où le président se fait appeler « Dieu » ou « Tonton », se fait photographier avec ses courtisans au pèlerinage de Solutré chaque année à la Pentecôte , et organise autour de lui un réseau de mitterrandolâtres pâmés. La France est sous influence. Le président est réélu en 1988 avec une affiche « Génération Mitterrand » où un bébé donne la main au vieux monarque dont on ne voit que quelques doigts. Parodie involontaire de la création d’Adam à la chapelle Sixtine, allégorie d’un pouvoir à la fois sénilisant et infantilisant, l’affiche nous rappelle l’État réel de la France à l’époque de « l’Empire Moon » : un pays à la dérive, avec ses Irlandais de Vincennes, ses faux époux Turenge coulant le Rainbow Warrior en rade d’Auckland, ses écoutes téléphoniques pour protéger la fille du président. Un scénario inimaginable dans n’importe quelle démocratie, mais qui sidère le pays pendant 14 ans. Et c’est ce pouvoir qui a voulu abattre le moonisme en France.

 

Un indice peu connu montre l’ampleur du phénomène de mimétisme. Le 8 juin 1982, une perquisition a lieu à 6 heures au siège de l’AUCM, 18 rue Friant. Plusieurs professeurs d’université sympathisants reçoivent eux aussi des visites matinales. Ce que cherchent les forces de l’ordre ? Des armes, de la drogue. Qui les a mis sur la voie ? Deux déprogrammeurs dont un ancien membre du mouvement, Martin Faiers. En mars 1982, les deux acolytes ont séquestré Claire Chateau dans une villa du Doubs. Sur ordre du procureur, la police libérera la jeune mooniste. Faiers risque les assises, mais il confie alors au juge d’instruction que Claire a été enlevée pour son bien et que les policiers s’en rendront compte en fouillant les locaux de la secte. Rien évidemment ne sera retrouvé. Dans les mois qui suivirent, l’AUCM, harcelée par un procès fiscal ruineux, quitte son siège du 18 rue Friant. 

 

Or en 1985, une grande affaire du premier septennat tient la presse en haleine pendant des semaines : l’affaire du Carrefour du Développement liée au ministère de la coopération : Yves Challier, directeur de cabinet du ministre de l’époque sera accusé d’avoir détourné 27 millions de francs entre 1984 et 1986 dans les caisses du ministère, à l’aide de faux en écritures publiques et abus de confiance. Certes, le péché du Carrefour apparaît véniel par rapport à des scandales financiers bien plus lourds touchant le pouvoir mitterrandien. Mais qui vole un œuf vole un bœuf, et l’escroquerie est un indice les plus fréquents d’une « dérive sectaire ». Or le péché a été commis à une curieuse adresse dans Paris : au 18 Rue Friant. La société de développement vénale avait aménagé là même où la police avait perquisitionné des innocents en 1982.

 

Les Irlandais de Vincennes, les écoutes présidentielles, le crime d’Etat contre Greenpeace révèlent un goût prononcé pour le pouvoir parallèle, une dérive de la chose publique vers un pouvoir oligarque, brutal, cynique, où des hommes de l’ombre se dévouent au prince pour nuire à d’autres. L’asservissement des âmes dans de basses besognes pour protéger une caste indique une rupture profonde avec l’orthodoxie politique et un goût prononcé pour l’imposture.

 

Le crépuscule du monarque mène les âmes les plus faibles du régime, les plus dépendantes du gourou, vers la mort. Mitterrand donne enfin au pathétique Bérégovoy le pouvoir dont celui-ci brûlait, l’intermède du Premier Ministre sera une descente aux enfers conclue par un suicide ; le dépit de n’être plus aimé du prince semble avoir joué un rôle fatal. Un autre décès ensanglante les allées parallèles de « l’Empire Mitterrand ». François de Grossouvre, quintessence du courtisan mitterrandien transi par l’indifférence manipulatrice de son idole fut découvert mort dans le Palais même du « Dieu » vieillissant, son magnum .357 à la main. Suicide ou assassinat, qu’importe, le cœur avait été éconduit, le cerveau fut emporté : homme de l’ombre mort de et pour « l’Empire Mitterrand ».

 

On était en 1994. Bien de ceux qui vivaient alors pour « l’Empire Moon » célébrèrent cette année-là avec allégresse et solennité le 40e anniversaire d’un mouvement sans cesse persécuté depuis sa fondation en 1954, et dont maints adversaires versèrent dans l’imposture.



[1] Alain Woodrow « Les Nouvelles Sectes », , éditions du Seuil, Paris, 1977, quatrième de couverture

[2] « La lutte contre les sectes a démarré à Rennes », http://prevensectes.com/moon32.htm

[3] Dans « Bulles » du premier trimestre 1992, à la question « pourquoi ce nom d’ADFI ? elle répond : «  Celui qui a été choisi ne nous plaisait pas tellement : la famille, c’était plutôt "rétro", à l’époque. Mais il était vrai que chaque départ à l’AUCM avait été un drame familial, et que les individus en cause passaient sous l’emprise d’une force que les privait de toute liberté personnelle, de tout esprit critique, du moins par rapport à cette décision. Alors, va pour ADFI. »

[4] Sur les origines de l’ADFI, on lira le témoignage détaillé de madame Claire Champollion dans http://prevensectes.com/moon17.htm

[5] Moon ou Jésus, 1977, Le Dossier Moon 1983

[6] N° 1344 du 1er mars 1975

[7] http://prevensectes.com/moon17.htm

[8] Paris-Match 1392, 31 janvier 1976

[9] Alain Woodrow, op.cit. p. 108

[10] Project MK-ULTRA était le nom de ce projet

[11] Film de John Frankenheimer, 1962, avec Frank Sinatra, Janet Leigh, Laurence Harvey

[12] Massimo Introvigne, Dick Anthony, Le lavage de cerveau, mythe ou réalité ?

[13] Pourfendeur de sectes Grégoire Amir-Tahmasseb - L’Union, Dimanche 30 mars 2003

[14] Jean Baubérot, lors d’une conférence à la MIVILUDES , début 2004

[15] Moon et l’Église de l’Unification, CESNUR, 1996, pp. 19-20

[16] Jack Lang, Assemblée Nationale, 17 novembre 1985

 

 

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