L'Église de l'Unification de Sun Myong MoonIntroduction du CICNS
L'Eglise
de l'Unification a été une cible privilégiée de la lutte anti-secte en
France. Dans notre pays, chacun est libre de dire ce qu'il pense d'une
philosophie, d'un mouvement religieux, de son prosélytisme, de la théologie du
révérend Moon en l’occurrence. La
limite que l'on souhaiterait voir respecter est dans la façon et les moyens
employés afin d'exprimer son point de vue. Lorsque le débat (dans le respect
des différences de l’autre) et l’exercice du droit sont remplacés par un
combat animé par la peur - la peur qu’un ensemble de valeurs soit
remplacé par un autre -, les dérives sont inévitables. Bien
sûr, l’argumentaire anti-secte consiste à dire que le danger est si grand
que c’est une question de survie de notre système de valeurs. Remarquons
d’abord que c’est une façon de refuser a priori les forces de changement et
d’évolution dans une société. Mais, même en considérant qu’il devient légitime
dans une situation donnée de défendre « nos valeurs », encore
faudrait-il étayer le danger supposé par des preuves irréfutables (trouble à
l’ordre public, délinquance des groupes incriminés, apologie d’actions
criminelles etc.) Ce qui, à notre connaissance, n'est pas le cas pour l’église
de l’unification de Moon. L’argumentaire
anti-sectes évoque systématiquement le pire pour pouvoir passer outre nos
valeurs traditionnelles : respect du débat démocratique, respect du
droit, respect de l’autre, tolérance, liberté de conscience. L’autre est
forcément manipulé ou manipulateur. La lutte anti-secte en France est une mesure assez précise de l’état de notre système d'auto défense. Le curseur s’est dangereusement déplacé depuis une position légitime de protection à une position de crispation hystérique.
Laurent Ladouce, chargé des relations publiques pour l'Église de l'Unification en France, nous apporte ci-dessous son regard sur trente ans d'histoire de son mouvement.
De la « secte Moon » à
« l’Empire Moon » L’image du révérend Moon en
France (1975-1987) Le
développement de l’Église de l’unification (Moon) en France n’a jamais
eu la même ampleur qu’en Corée, au Japon ou aux États-Unis. La branche française
est aujourd’hui plus mince que ses homologues en Grande-Bretagne et en
Allemagne. Mais les media français ont vivement réagi à sa percée, donnant
à plusieurs incidents survenus entre 1975 et 1987 une résonance mondiale :
les enlèvements spectaculaires de deux adeptes, Marie-Christine Amadéo (1976)
et Claire Chateau (1982) eurent un écho planétaire. Surtout, la presse française
a inventé deux expressions qui ont fait mouche dans l’imagerie populaire
mondiale : en janvier 1975, Ouest France est le premier organe de
presse du monde à parler de « la secte Moon ». Dans les années
1980, Jean-François Boyer, grand reporter à TF1 signe un best-seller traduit
dans de multiples langues : « L’Empire Moon ». « La
secte Moon » et « L’Empire Moon » : deux trouvailles
journalistiques percutantes, imprimant dans le zeitgeist deux images ou
deux galaxies mentales comportant des sous-ensembles : « La secte
Moon » évoque des images de messie coréen, mariages collectifs,
privations de sommeil et de nourriture, zombies, dépersonnalisation, lavage de
cerveau. « L’Empire Moon » est un univers de moines-soldats, de
stratégie de l’araignée, d’infiltration, de noyautage. Ces deux images
appliquées à un même objet ne sont pas compatibles : la première évoque
la subversion d’un personnage oriental tout-puissant venu « voler nos
enfants », les empêcher de réaliser les ambitions et espoirs placés en
eux par leurs parents. Les clichés faciles vont fuser : « D'un côté,
des organismes puissants, riches, habiles à recruter. De l'autre, des individus
- souvent très jeunes - épris d'idéal, qui abandonnent famille, études,
carrière pour suivre ce qu'ils croient être leur voie spirituelle ».[1]
La deuxième image suppose qu’une multitude de révérends Moon
sont parmi nous, fort intelligents et motivés et travaillent à subvertir nos
élites. Certes, ces deux images suivent l’évolution objective du mouvement
lui-même qui a changé de nature et de méthode. Mais ces deux images sont
aussi des « clichés » du temps qui passe, deux photos de la France
des années 70 et 80. L’image de « la secte Moon » est
irrationnelle et archaïque, relevant d’une psychologie des foules comme dans
« M. le Maudit » et « Furie » de Fritz Lang. L’image
mentale induite par « l’Empire Moon » est plus sophistiquée. Elle
reflète l’idéologie mitterrandienne et renvoie donc à la capacité d’un
État moderne de créer de la mythologie. Le mythe de « la secte Moon »
est typique de l’inconscient collectif français, celui de « l’Empire
Moon » de l’État français. « La
secte Moon » et « l’Empire Moon » ne sont pas des mots pour
nommer des choses ou des phénomènes, mais des flèches verbales secrétant des
réflexes primaires dans la foule. Fabriquer des archétypes est typique d’un
processus de stigmatisation. La stigmatisation (littéralement flétrissure)
consiste à amplifier fortement une anomalie. Elle devient une idole qui fascine
et terrifie. Toute stigmatisation suppose une interaction entre une anomalie
objective et une volonté subjective de stigmatiser. Si le mouvement du révérend
Moon est bien une anomalie objective dans la société française, sa
stigmatisation outrancière en dit plus sur cette société que sur l’objet
stigmatisé. La fabrication d’antimoonisme a emprunté d’autres schèmes
mentaux en Allemagne (où le mythe d’un nouveau nazisme fut privilégiée) ou
en Grande-Bretagne où les acteurs essentiels furent la presse populaire et les
tribunaux. Pourquoi
cette fixation française sur « la secte Moon » et « l’Empire
Moon » ? Resituer ces deux termes dans leur contexte nous éclairera.
Jean Séguy le suggère lorsqu’il écrit : « les sectes récentes
ont elles-mêmes des caractéristiques qui ne peuvent se comprendre qu’à
travers une analyse du contexte culturel ou politique – et non plus seulement
religieux où elles se sont diffusées. » L’auteur aurait été plus
avisé de dire que c’est « l’image des sectes récentes » dont
il s’agit de comprendre les caractéristiques. 1.
« La secte Moon » « La
secte Moon » correspond à un stade précis de l’histoire du développement
de l’Église de l’Unification en France. Ce mouvement existe déjà depuis
1968. Il entre brusquement dans l’actualité française au début de l’année
1975 à l’occasion d’une série de circonstances qu’on replacera dans le décor
de la France
des années 70. Dix ans plus tard, le même mouvement aura évolué, la France
aussi aura changé : « la secte Moon » deviendra « l’Empire
Moon ». 1.1
Niveaux individuel, familial, tribal, social, national, mondial Une
première grille d’analyse consiste à déchiffrer la portée symbolique des
expressions « secte Moon » et « Empire Moon » à partir de la
théologie même du révérend Moon. Une constante de la rhétorique
unificationniste est la notion de niveaux ou sphères (gwon en Coréen)
de Les
disciples du révérend Moon se voient comme le peuple de Dieu qui doit libérer
les individus, les familles, les tribus, la société, la nation et le monde des
influences mauvaises. Chaque branche nationale du mouvement se fixe pour
objectif ultime de « restaurer la nation », autrement dit d’en
faire un pays qui accepte d’être guidé par les idées du révérend Moon.
Les disciples sont « en position Abel », dans la lumière, et ont en
face d’eux des personnes « en position Caïn », dans les ténèbres,
qui s’acharnent à les diaboliser. Le fait de tenir bon, d’aimer ces ennemis
sans céder à l’influence de leur hostilité contribue à sauver à la fois
Abel et Caïn. Si bien que les phénomènes de fraternisation sont envisageables
entre les deux camps, ou bien le passage d’un « camp » à un
autre. On
peut bien sûr ne pas accepter cette théologie unificationniste, mais elle
s’avère opérationnelle pour deux raisons. D’abord elle éclaire le phénomène
de mimétisme propre aux phénomènes de stigmatisation. L’antimoonisme finit
par ressembler à l’image qu’il donne du « moonisme ». Le
diabolisateur, fasciné par l’idole qu’il exècre, tend à l’imiter. Dans
la phase de « la secte Moon », celle-ci est accusée de « voler »
les enfants à leurs parents, de leur « laver le cerveau ». Or
Marie-Christine Amadéo, pourtant majeure quand elle adhère à l’Église de
l’Unification, sera enlevée deux fois par sa parenté. De même Claire
Chateau sera séquestrée pour être soumise à un « deprogramming »
censé « la libérer ». On est donc dans le cas de deux groupes
d’influence qui se combattent sur un terrain égal (celui de l’individu, de
la famille, du clan) et dont l’un entend criminaliser l’autre dans
l’opinion publique. Mais celui qui crie au « crime » s’emporte
et enfreint les lois. Le site « Prévensectes » livre un écho de ce
mimétisme dans la confession lucide d’un ex-mooniste repenti, appelé Roger.
Après nous avoir décrit comment Roger fut « embrigadé » par la
secte, on nous explique sa « délivrance », lors d’une visite
qu’il a consentie à sa famille bretonne : « Sa famille a décidé
qu’il ne repartirait pas. Elle lui confisque ses papiers. A la
maison, c’est un défilé : amis de la famille, prêtre, pasteur,
psychologue ... Tout l’entourage tente un débriefing ... »
[2] La
théologie mooniste est aussi opérationnelle pour expliquer le passage du
fantasme de « la secte Moon » à celui de « L’empire Moon ».
Quand les disciples de Moon font parler d’eux pour la première fois en France
et se voient traiter de « secte Moon », cela correspond à un stade de développement
où ils viennent d’entrer dans la sphère « tribale » et leurs
adversaires aussi. Durant cette période, l’État français (le niveau
national) reste neutre. Il n’arbitre pas la lutte entre la jeune « tribu
mooniste » et la naissante « tribu antimooniste ». A ce stade,
l’hostilité aux « moonistes » est à la fois affective et
religieuse, elle touche aux liens du sang, pas au contrat social. De façon éloquente,
l’association « antisectes » fondée par les Champollion (parents
d’un mooniste qui a adhéré à Rennes en 1974) se baptise elle-même « Association
de Défense de Les
moonistes ont alors contre eux des proches : parents, frères et sœurs,
parenté élargie ainsi que divers mentors et directeurs de conscience –
professeurs, guides spirituels, psychologues. Tous se connaissent. Les
psychodrames sont parfois suivis de retrouvailles ; on se dit l’affection
qu’on continue de se porter malgré tout. Mais la stigmatisation dépassera ce
cadre relativement intime, comme on le verra, aboutissant à une diabolisation réciproque.
Dix
ans plus tard, le décor a changé. Les jeunes moonistes sont mariés, ont fondé
leur famille, ont souvent repris une activité professionnelle ; beaucoup ont
alors normalisé leurs liens avec leurs familles. La phase initiale
communautaire « de rupture avec la société » a pris fin. Libérés
de l’hostilité familiale et tribale de la décennie précédente, les
moonistes français vont affronter une situation unique par rapport à leurs
coreligionnaires d’autres pays industrialisés. En effet, l’État français,
qui était resté neutre jusque-là, prend après l’élection de François
Mitterrand la tête d’une curieuse croisade mondiale contre « les sectes ».
Le mouvement du révérend Moon sera soumis à plusieurs années de harcèlement
fiscal et judiciaire. Parallèlement, le mouvement a cessé de s’adresser
prioritairement à de jeunes individus pour les convertir mais vise aussi à développer
un réseau d’influence national auprès des intellectuels, des journalistes,
des hommes politiques. L’Institut CAUSA organise alors des séminaires de haut
niveau dans toute la France
et publie un magazine. Toute cette stratégie aboutira à l’élection de
Pierre Ceyrac comme député du Nord à l’Assemblée Nationale. L’adversaire
du mouvement de l’unification a alors changé de nature : il s’agit de
l’État. Dans
ce contexte français de persécution d’État d’une part et de « conquête
nationale » d’autre part, Jean-François Boyer publia « L’Empire
Moon ». La quatrième de couverture le présente comme « un ouvrage
explosif, plein de révélations inédites, et qui dévoile que l’Église de
l’unification est moins une secte qu’un empire ». 1.2
Le tournant de l’année 1975 Nous
avons parlé de l’évolution de l’image en fonction de l’espace occupé
par le moonisme. Voyons maintenant l’évolution en fonction du temps. Quand
« la secte Moon » fait sa première entrée dans l’actualité française
en 1975, le mouvement existe déjà depuis 7 ans et a gagné toutes ses figures
historiques ou presque, sans attirer l’attention. Mais pendant un an, il
occupe le devant de la scène avec des pics en janvier-février 1975, juin 1975
et janvier 1976. La haine persécutrice culmine avec l’enlèvement de
Marie-Christine Amadéo et le plastiquage du centre mooniste de Resituons
la première stigmatisation dans son contexte religieux, politique et culturel. Depuis
un an, l’Élysée a un nouveau locataire. Rompant avec le gaullisme, Valéry
Giscard d’Estaing parle de « société libérale avancée ». Il
abaisse très vite la majorité légale de 21 à 18 ans, en plein dans la période
où le recrutement d’adeptes par l’Église de l’Unification bat son plein
en France ; une France où la natalité baisse, où les classes moyennes
surinvestissent pour la promotion sociale de leurs enfants. La « Famille »
des « Vrais Parents » vient capter ces jeunes qui entament leurs études
universitaires. Parmi eux, beaucoup sont brillants, viennent de classes moyennes
ou aisées. Leurs familles ont même quelque notoriété. Un grand nombre de ces
jeunes ont eu un parcours spirituel structuré, en général dans l’Église
catholique, dont la voix compte encore en France. Le président de la branche
française, Henri Blanchard, est lui-même un ancien moine picpussien. Plusieurs
cadres moonistes ont un solide bagage catholique. Ce mouvement attire donc des
êtres précieux au plan moral, spirituel et intellectuel. Convaincus
par l’étude du "Principe Divin" de vivre « dans les derniers
jours » et que le révérend Moon est le Messie, ces jeunes abandonnent
souvent leurs études, quitte à les reprendre ensuite. Dans les centres
communautaires, les garçons portent des chemises blanches et des cravates, les
filles sont souvent en jupe. Curieusement, ils renvoient à leurs parents et à
la société l’image de Dans
les derniers mois de 1974, le « recrutement » en France s’accélère,
surtout à Rennes, ville d’où est originaire Henri Blanchard, ainsi que les
trois premiers membres de l’Association pour l’Unification du Christianisme
Mondial (A.U.C.M.). Ce sont parfois plusieurs membres d’une même famille ou
plusieurs copains d’une même classe qui adhèrent. Les « recrues »
sont de plus en plus jeunes. Beaucoup fréquentent les meilleurs établissements
de Rennes. Cri
du cœur, effet tam-tam et horreur religieuse Si
la douleur familiale et tribale de l’ADFI rencontre un écho national, c’est
par un enchaînement que résume bien Gilbert Lebrun. Dans un reportage publié
pour « Le Rennais » en 2004, à l’occasion du trentième
anniversaire de l’ADFI et intitulé « La lutte contre les sectes a
commencé à Rennes », il précise : « Décidés
à se battre, Claire et Guy Champollion, déposent, le 18 décembre 1974 à la
préfecture d’Ille-et-Vilaine, les statuts de l’ADFI. Le 21 janvier 1975, le
journaliste Joseph Fontaine publie dans Ouest-France le premier article
d’une série intitulée La maladie de Moon ou les nouveaux messies qui
trouvera rapidement un écho dans la presse nationale. Les témoignages
affluent. On en sait un peu plus sur le Révérend Sun Myung Moon,
fondateur de la nouvelle église. »[4] Le
phénomène de résonance entre le cri du cœur des proches et l’effet tam-tam
de la presse locale serait incomplet sans l’entrée en scène du Père Pierre
Le Cabellec[5].
Dans une Bretagne catholique, le verbe d’un prêtre de paroisse donne à la
croisade de l’ADFI et de Ouest-France le côté inquisitorial qui
manquait pour susciter une panique collective. C’est là qu’on voit combien
la fabrication de l’image est aléatoire. Dans la phase dite de « la
secte Moon », où le pouvoir politique reste neutre, l’adversaire joue
la carte de l’horreur religieuse : Moon est alors un « gourou »,
« le messie coréen » qui abuse de la crédulité des « adeptes »
et les « endoctrine » avec une « hérésie ».
D’autres
« sectes » font alors parler d’elles, comme les Enfants de Dieu, Plus
tard, l’image de « l’Empire Moon » joue plutôt la carte de l’horreur
politique. L’État, craignant de jouer les Néron, cherche à nier le côté
religieux du moonisme et de l’antimoonisme. Alors que les religions établies,
du temps de « la secte Moon » avaient montré quelque solidarité
spirituelle avec les familles et conseillé l’ADFI, elles vont soupçonner
l’État d’empiéter sur un domaine qui ne le regarde pas. L’ADFI renonce
d’ailleurs au vernis confessionnel des débuts, acceptant
l’instrumentalisation du pouvoir qui la déclare d’utilité publique et lui
donne des subventions. Dans la phase de « la secte Moon », l’ADFI
attirait les parents de moonistes. Dans la phase de « l’Empire Moon »,
elle les fait fuir et l’ADFI tend à devenir une coquille vide : les
parents de moonistes s’en éloignent, préférant pacifier leurs rapports avec
leurs enfants. L’État s’est servi de la haine tribale initiale pour régler
ses comptes en encadrant l’ADFI. Il
est significatif que Boyer ait dédicacé son livre à madame Claire
Champollion. Après le décès de son mari, celle-ci ne militera plus contre le
moonisme que pour des motifs idéologiques et politiques ; au plan
individuel et familial, ses rapports avec la famille de son fils se sont
normalisés. Elle poursuivra sa croisade contre son ennemi préféré presque
jusqu’à sa mort, mais pour des motifs moins viscéraux que la défense de la
famille et de l’individu. Mais
revenons à l’année 1975 : la vague du moonisme rennais bute soudain sur
trois écueils : l’ADFI née à Rennes représente le ressentiment des
familles qui se disent « brisées » par la secte Moon. Ce cri du cœur
et des tripes, Ouest-France lui donne une amplification régionale :
le quotidien (conscience de l’ouest et voix de la tribu bretonne) dénonce le
péril et alerte la France
entière. Enfin, le Père Le Cabellec agite le danger de l’hérésie. Par ses
explications théologiques sommaires, il amène le pays à se passionner pour
des questions christologiques : le Christ est-il Dieu ou pas ? Y
a-t-il une trinité ? Jésus est-il venu pour mourir sur la croix ?
Pendant des années, ces questions reviendront sans cesse à propos de « la
secte Moon ». Elles disparaîtront à l’époque de « l’Empire
Moon ». Le phénomène français de la « secte Moon » s’explique
donc par un trio régional : la tribu des familles trahies déclenche les
foudres de la presse et du clergé local contre de jeunes hérétiques, dans un
pays où l’abaissement de la majorité a remis en cause des siècles de
rapports entre parents et enfants. Ce
cocktail explose en janvier 1975, avec un nouveau pic en février. Pour la première
fois en effet, Typique
de l’image de « la secte Moon », le titre joue les cartes de
l’horreur familiale (« nous » prend « nos » enfants)
et de l’horreur religieuse chère au Père Le Cabellec. L’article
de Paris-Match évoque aussi la première réunion publique organisée à
Rennes par l’ADFI, avec des parents de membres de l’Église de
l’Unification, le 16 février 1975. Claire Champollion évoque pudiquement le
caractère « houleux et passionné » de la réunion.[7]
Doux euphémisme : une mère de famille suisse ayant osé dire que ses
trois enfants étaient heureux chez Moon, elle attira non pas un débat
contradictoire mais un vacarme d’indignation. Cette
réunion illustre le phénomène de mimétisme dépeint plus haut : la bénédiction
du 8 février a marqué pour les moonistes français le passage du niveau
individuel-familial au niveau de la grande tribu internationale des « couples
bénis ». Le 16 février, l’ADFI qui n’a alors que deux mois
d’existence parvient à fédérer en une tribu européenne les individus et
familles qui se disent victimes de « la secte Moon ». Dans les
semaines qui suivent, l’ADFI ouvre des antennes provinciales dans toutes les
villes de France où l’AUCM a des centres. On se marque mutuellement. Mais
le contexte français et particulièrement breton de « l’affaire Moon »
ne suffit pas à expliquer son retentissement. Nous avons déjà souligné le rôle
des trois principaux acteurs dans le déclenchement de la peur de 1975 : le
couple de notables rennais, le journaliste local, le prêtre de paroisse. Mais
un autre facteur, international, va amplifier la panique. Les
écrits du révérend Moon évoquent un « cours de 21 ans » entre
1960 et 1981 (trois fois sept ans). Si les années 1960-1967 correspondent pour
l’Église de l’Unification à son implantation individuelle, familiale et
sociale en Corée et au Japon, elles sont aussi des années où ce mouvement
n’existe pas encore en France. Henri Blanchard ne connaît « la famille »
qu’en mars 1968 à Paris. Or en 1968, l’Église de l’Unification a entamé
en Corée son deuxième cours de 7 ans, qui s’achève justement avec la bénédiction
des 1 800 couples en février 1975. Pendant ces sept années, le mouvement du révérend
Moon a d’une part atteint une taille nationale en Corée, et a lancé
d’autre part une puissante croisade en territoire américain. Moon lui-même
arrive aux Etats-Unis en 1971 et obtient vite sa carte verte. Au
moment où l’ADFI stigmatise l’AUCM en France, le public découvre un
mouvement d’envergure planétaire par le biais des media. Aussitôt, ceux-ci
flairent le côté spectaculaire et passionnel. C’est que la bénédiction des
1 800 couples marque, aux dires de Moon lui-même, le début du troisième
et dernier cours de 7 ans, où le mouvement doit atteindre le stade mondial. En
avril 1975, Moon envoie des missionnaires japonais, américains, et allemands
dans 120 pays. Beaucoup resteront 21 ans dans leur nation de mission. Or avril
1975, c’est aussi le mois qui voit la chute de Saïgon et de Phnom Penh.
Vientiane tombe en décembre de la même année. En Afrique, plusieurs pays
tombent dans l’escarcelle communiste. Face à l’internationale communiste
alors en pleine expansion, le monde occidental ne réagit pas. Le traumatisme du
Watergate et l’humiliation américaine au Vietnam laissent les coudées
franches au triomphalisme marxiste-léniniste. La
seule internationale à défier le communisme mondial est alors le moonisme
mondial, bien avant le réveil moral des années 80 qui emportera l’empire
rouge. La force réelle de Moon est en fait insignifiante, tant en argent
qu’en membres, par contre il mise tout sur la grande oubliée de la lutte
contre le communisme : l’offensive idéologique. Et il lance le slogan décisif :
« le communisme n’est pas seulement l’ennemi des hommes, mais
l’ennemi de Dieu ». Tout
comme les marxistes avaient d’abord stupéfié le monde par le verbe, Moon déclare
une guerre idéologique là où le monde libre se limite à des protestations éparses
et à l’accompagnement humanitaire des réfugiés. Cette force verbale suffit
à créer une légende qui attribue des pouvoirs quasi illimités au « messie
coréen ». C’est ce qui fascinera plus tard Jean-François Boyer, quand
il décrira, médusé, le zèle des moines-soldats de « l’Empire Moon ».
Début
1975, Moon a mobilisé la « Croisade Internationale pour un Monde Uni »,
partie des Etats-Unis et qui arrive au Japon et en Corée. Elle ne comporte que
cinq cent jeunes gens de diverses nationalités, mais le grand rassemblement du
7 juin 1975 à Séoul leur donne un retentissement planétaire : ce jour-là,
un nouveau pic de panique est atteint en France, quand les media révèlent au
grand public la puissance d’action du révérend. Celui-ci a réuni 1,2
million de personnes à Séoul dans un rassemblement patriotique destiné à
contrer la menace imminente d’une invasion. Dans la foule, les fidèles du révérend
Moon sont peu nombreux, mais ont su mobiliser tout un peuple, et parmi eux, on
reconnaît quelques jeunes visages de Bretons qui, voilà quelques mois,
menaient une vie sans histoire à Rennes. Dans l’histoire du communisme,
jamais pareil rassemblement n’a eu lieu pour s’opposer à son expansion, et
ce rassemblement marque le début du 3e et dernier cours de 7 ans. Enlèvement,
plastiquage et auto-dafé La
lutte contre le moonisme en France commet alors deux dérapages aux graves conséquences
pour la liberté religieuse : un dérapage théorique, et un dérapage du
comportement. Le
comportement antimooniste bascule dans une violence croissante, qui se justifie
d’elle-même : les autorités laissent faire, au motif que ce sont des
« affaires de famille ». La
violence impunie se légitime aux yeux de l’opinion. Vue la passivité des
forces de l’ordre, tout le monde se dit que la seule solution est probablement
de recourir à la force. Le sentiment d’impunité légale sera en outre
renforcé par une violence théorique. Nous y reviendrons. Mise à sac de
locaux, enlèvement en plein jour, bombe placée pour tuer, les actes délictueux
sont graves. Leur impunité fera que l’AUCM, victime, passera définitivement
aux yeux de l’opinion publique, pour coupable. Au
début de l’année 1976, le révérend Moon fixe pour ses fidèles un objectif
ambitieux : un grand rassemblement patriotique au Yankee Stadium de New
York, pour célébrer le bicentenaire de la révolution américaine et rappeler
le rôle des Etats-Unis dans Soudain,
c’est la stupeur : les télévisions du monde repassent en boucle l’enlèvement
de Marie-Christine Amadéo par ses parents. Les caméras de la « troisième
chaîne » l’ont filmé en direct sous les yeux des gendarmes. La bouche
baillonnée par une main puissante, la jeune lyonnaise majeure se débat tant
qu’elle peut. Les gendarmes observent la scène, sans doute prêts à agir si
les moonistes voulaient s’opposer à la force. Le nom Amadéo fait alors le
tour du monde. Quelques mois avant, Paris-Match sûr de lui avait titré :
« Moon, le Dieu vivant nous prend nos enfants. » Le choc des photos
d’enlèvement conduit la rédaction à peser davantage le poids des mots. Le
31 janvier 1976, Marie-Christine fait la une de Paris Match, souriante et
bras-croisés, légèrement en retrait derrière une belle photo du révérend,
avec cette légende : "Elle est heureuse chez Moon". [8]
En
pages intérieures, on découvre aussi les photos d’une jeune femme « moins
heureuse ». Et pour cause : quelques jours après l’enlèvement raté
de Marie-Christine Amadéo (elle échappera à la surveillance de ses « protecteurs »),
un plastiquage défonce le centre communautaire de Dans
les jours suivants, certains murs de Rennes se couvrent d’inscriptions :
« Moon assassin ». Ouest-France annonce qu’une
manifestation se tiendra devant le siège de l’AUCM, au 9 rue de Bertrand. Les
responsables du centre alertent le commissariat. Le jour venu, une foule en colère
crie ses slogans sous les fenêtres des moonistes. Les badauds, les curieux, les
militants de L’ADFI sont encadrés par des spécialistes de l’agit-prop ;
le gauchisme groupusculaire des campus rennais crie la colère des masses. Aucun
gardien de la paix n’est visible mais des agents en civil sont sur les lieux.
Des photos détaillées seront prises d’un immeuble situé en face. Elles
montrent les gauchistes jetant par les fenêtres des photos et des livres.
D’autres clichés les montrent brûlés sur place dans la rue. A l’intérieur,
les meneurs qui ont fracassé la porte d’entrée du centre ont pillé, cassé,
jeté. Une jeune fille qui s’est mêlée à eux repart silencieuse et en
larmes : le spectacle des « frères et sœurs » priant
sereinement dans une pièce pendant que le reste du local est saccagé l’a émue.
Un journaliste d’Armor Magazine sera lui aussi édifié et écrira
le premier article différent sur le moonisme en France.
La
violence anti-AUCM profane son image dans l’opinion publique. La méchanceté
contre la victime la rend méchante pour le chœur de la cité : un
classique des procédés de stigmatisation. Toutes les flèches émotionnelles
de l’expression « la secte
Moon » empoisonnent les esprits. Une « secte maudite » attire
le mauvais sort, c’est la preuve par 9. Or la violence n’est que le bras armé
d’un anathème théorique qu’il s’agit de comprendre. Cet
anathème consiste à dépersonnaliser les moonistes, pour en faire des « zombies »
avec lesquels tout dialogue est vain, impossible. Pour arriver à cette dépersonnalisation,
réification, diabolisation, les adversaires sortent une pseudo-science : le
« lavage de cerveau » devient vite le fin mot de l’affaire Moon.
La théorie du lavage de cerveau a peu de crédibilité scientifique, mais elle
aura une crédibilité émotive au temps de « la secte Moon », Boyer
s’en démarquera totalement pour défendre la thèse des moines-soldats dans
« l’Empire Moon ». Pour comprendre comment une idée si étrange a
pu séduire l’opinion publique et certains media complaisants, il faut revenir
au contexte des années 1975-76. Le
premier facteur, sans doute décisif, est que rapidement, le procédé de
« mimétisme » entre « tribus rivales » se déshumanise :
une fois portée sur la place publique et judiciarisée, la passion agite une
foule anonyme, et non plus deux tribus qui se connaissent. Sans arbitrage entre
les deux clans, un durcissement s’opère, un surenchérissement. Certes,
l’AUCM organisera plusieurs réunions avec les parents des membres, au château
de Mauny (jusqu’à 700 personnes en 1978). Des passerelles se maintiendront
entre les membres de l’AUCM et ceux de l’ADFI. Des deux côtés, on essaie
pendant quelque temps d’éviter la diabolisation, l’essentiel étant de préserver
les liens familiaux. Tout en parlant d’hérésie et de fausse doctrine, le Père
Le Cabellec était ouvert au dialogue, par souci pastoral. Le couple Champollion
lui-même et d’autres cadres de l’ADFI savaient débattre ; mais de
nouveaux acteurs étrangers à l’affaire vont dire que le débat est vain. Médiatisée
à outrance, internationalisée, l’affaire échappe aux parties en présence.
La montée aux extrêmes reflète les blocages de la société française,
l’absence de lieux de médiation, de société civile. Cette
dépersonnalisation est théorisée dans divers écrits. Dans Les Nouvelles
Sectes, Alain Woodrow, alors journaliste au Monde, rapporte le
tournant pris par l’ADFI : « L’ADFI
de Rennes a fait une déclaration à la Délégation
judiciaire de Rennes le 28 mai 1975. Après avoir déclaré qu’elle refusait
de juger les prétentions doctrinales ou les buts politiques de la secte (Moon),
l’association formule à son égard les accusations suivantes :
A
quoi s’ajoutent, selon le journaliste lui-même, des « raffinements
propres à cette secte : déplacements fréquents, dans le pays d’origine puis
à l’étranger, pour couper l’adepte complètement de son milieu ;
confiscation, à l’intérieur des communes, des chaussures, pour rendre la
fuite matériellement plus difficile ; pratique d’encourager les adeptes à se
retenir d’uriner aussi longtemps que possible - ostensiblement pour prouver
leur « résistance à Satan » - (en fait, l’élévation du taux
d’urée dans le corps diminue la résistance mentale et physique) ».[9] Certains
comme Maurice Clavel dénonceront un matérialisme aussi grossier et
rappelleront par ailleurs la rigueur et l’ascèse des préceptes évangéliques
et de toute démarche authentiquement spirituelle. D’autres rappelleront la
soudaineté mystérieuse, la subjectivité de toute conversion, son aspect
profondément irrationnel. Deuxième
facteur expliquant la théorie du « lavage de cerveau » :
l’origine coréenne de ce mouvement. Jeune, le révérend Moon vécut l’expérience
concentrationnaire de la Corée
du Nord, les privations de nourriture et le travail forcé du camp de Heung Nam,
les tortures pour faire abjurer leur foi aux Chrétiens. Ses anciens bourreaux
lui ont collé l’image de leurs forfaits. On a d’autre part oublié ce que
fut Selon
les experts, le brainwashing entra dans la langue pendant la Guerre
de Corée, dans un contexte militaire qu’il n’avait pas au départ. En
septembre 1950, le Miami Daily News publie un article du journaliste
Edward Hunter (1902-1978), le premier à parler de « brainwashing »,
quelques mois près le début de la Guerre
de Corée. En 1951 il publie Le
Lavage de Cerveau en Chine,
et en 1956 Le Lavage de
Cerveau : l’Histoire des Hommes qui l’ont défié. Les
théories de Hunter sont terrifiantes et n’ont guère été corroborées au
plan scientifique. Lui-même, agent de la CIA
autant que journaliste, aurait cherché à accréditer l’idée d’un lavage
de cerveau efficace pour mieux diaboliser une technique somme toute primaire qui
ne demandait pas tant d’égards. Le « contre lavage de cerveau »
mis au point par la CIA
fut un désastre.[10] Durant
Revenons
au « lavage de cerveau » dans « la secte Moon ». Des épaves
psychiatriques « moonistes », il y en a eu, comme dans tout
mouvement religieux sur ses marges. Mais les récits cliniques évoquent des
sujets au départ très fragiles, qui crurent trouver dans ce mouvement un répit
à leurs démons intérieurs avant de sombrer à nouveau. L’objectivité
voudrait qu’on étudie aussi les cas de sujets malades psychiquement qui ont
trouvé dans le moonisme un relatif épanouissement spirituel et familial que la
société ne leur aurait pas forcément offert. C’est dans les deux directions
que la psychiatrie doit enquêter, comme elle le fait dans l’étude des autres
ordres religieux qui peuvent tout autant structurer qu’anéantir des sujets
fragiles. Une meilleure connaissance de l’histoire religieuse montre que les
grands guides spirituels ont toujours attiré une certaine part de malades. Que
serait le Christ des Évangiles sans cette cohorte de paralysés, de boiteux,
d’aveugles, de possédés, de malades en tout genre qui espèrent une délivrance ?
Quant
au « lavage de cerveau », mieux vaut le circonscrire au contexte de Plusieurs
études sérieuses de médecins américains ont montré que les techniques de
« lavage de cerveau » (privation de sommeil, brimades) eurent un
impact superficiel, visant plus l’abrutissement des prisonniers pendant leur
captivité que leur adhésion à une croyance. Certains psychiatres ayant
travaillé sur des prisonniers de guerre apparemment très affectés pendant
leur captivité, ont montré qu’ils revenaient vite à la normale et ont évoqué
une remarquable « homéostase » de l’esprit humain. Mais les
mythes ont la vie dure, et il est intéressant de voir comment, 25 ans après Toutefois,
le contexte de Si
la communauté scientifique internationale rejette presque unanimement le
« lavage de cerveau », retient-elle alors celle de « manipulation
mentale » appliquée aux mouvements religieux ? Sans rejeter les
confrères qui y croient, la plupart des psychiatres professionnels leur
demandent d’en donner des preuves expérimentales crédibles. Inutile de
rejeter a priori une hypothèse, car même mal formulée, elle pousse la réflexion.
L’idée qui semble s’imposer à tous et qui rejoint le simple bon sens est
que la tentation de la manipulation mentale existe certainement dans « les
sectes », consciemment ou inconsciemment. Elle est un trait de toutes les
cultures, un trait de la nature humaine et se manifeste dans maints domaines de
la vie quotidienne. Ne la voir que dans les sectes serait typique d’un
processus classique de stigmatisation. Le
troisième facteur derrière le mythe du lavage de cerveau, c’est le réseau
du deprogramming. Les déprogrammeurs, payés souvent très cher par les parents
pour reprendre leurs enfants aux gourous et les séquestrer, s’efforcent de
faire revenir l’adepte à la normale par un cours symétriquement inverse de
sa conversion. Toujours le même mimétisme déjà observé. Comme le rapportent
Massimo Introvigne et Dick Anthony : « Les
déprogrammeurs attirent les membres des mouvements religieux, sous différents
prétextes, puis les enferment dans des maisons isolées, les bombardant d’informations
hostiles au groupe, afin d’obtenir un « déconditionnement » qui
devrait « renverser » les effets du lavage de cerveau. (…) Les années
1970 et 1980 sont parsemées d’épisodes où les déprogrammeurs font
l’objet de graves accusations : usage de drogue, violences physiques, rapports
sexuels, voire mauvais traitements proprement dits. Presque tous les déprogrammeurs
les plus connus ont d’ailleurs fini en
prison. [12] 2.
« L’Empire Moon » Comment
passe-t-on d’une image à une autre ? De « la secte Moon » à
« l’Empire Moon » ? Ces deux mythes naissent en France,
pourquoi ? Pourquoi leur retentissement mondial ? Comment expliquer
que la hantise sectaire secoue si fortement le socle rationnel du pays de
Descartes ? « Je déteste ce que vous écrivez,
mais je donnerais ma vie pour que vous puissiez continuer à écrire ». On
prête à Voltaire ce propos dans une lettre qu’il aurait écrite à un
abbé : c’est pourtant dans la douce France
voltairienne qu’un brave prêtre de paroisse, le Père Jacques Trouslard peut
se déclarer « obsédé sectuel » et recevoir en 2002 Est-ce
la laïcité d’État qui rend fous les enfants de Descartes ? Certes, un
certain laïcisme français triomphant sous Mitterrand après1981 a
trouvé dans les sectes une cible de choix, particulièrement le mouvement du révérend
Moon. Dans les 25 ans qui ont suivi, il y a eu 4 commissions parlementaires sur
les sectes et une liste de 172 sectes dangereuses a même été publiée par le
Parlement en 1996. En 1997, une « Mission Interministérielle de Lutte
contre les Sectes » a vu le jour. Ces exceptions françaises n’ont aucun
équivalent dans les autres États démocratiques. Selon Jean Baubérot, spécialiste
de la laïcité, « Cela permet d’émettre l’hypothèse que le
traitement social différent des sectes en France, par rapport à la grande
majorité des pays démocratiques peut être lié au fonctionnement global
dominant de la laïcité à la française. » [14] Mais
la laïcité de l’État n’explique pas tout. Elle joue sur un inconscient
collectif français perméable, sur une opinion publique inflammable, aux
soubassements archaïques. Durant la période de « L’Empire Moon »,
Jean-François Boyer fait surgir tout un imaginaire qui plaît aux Français et
séduira aussi le public russe, où le livre sera un best-seller. 2.1
Fasciné par son sujet Le
livre constitue un tournant dans la littérature sur le moonisme. Massimo
Introvigne, connu pour son souci de présenter avec neutralité les nouveaux
mouvements religieux, n’est pas tendre avec Boyer. Parlant de la littérature
qui attaque l’Église de l’Unification, Introvigne précise : « lL’exemple
le plus typique de ce genre de littérature est sans doute L’Empire Moon.
L’auteur ne semble pas, ou très peu, intéressé par l’aspect religieux du
phénomène, à propos duquel il dit quelques énormités. Il paraît uniquement
concerné par les activités anticommunistes de l’Église de l’Unification
et par la liste des personnes qui coopèrent, même de façon très distante,
avec l’unificationnisme. » [15] Le
jugement d’Introvigne peut paraître injuste. Boyer a mené une enquête
internationale, a eu des contacts poussés avec les membres de l’Église, ce
qui est rarissime chez ceux qui écrivent, et s’est véritablement passionné
pour son sujet. Ce fut l’enquête de sa vie, qui lui valut une renommée
internationale. Boyer n’a pas été motivé par une hostilité brutale. Mais
il a été trop fasciné par son sujet et son livre s’en ressent Commençons
par voir ce qu’il y a de crédible dans la thèse de Boyer. L’Empire Moon paraît
en 1986, année où Pierre Ceyrac est élu, à l’âge de 40 ans, député à
l’Assemblée Nationale, 20 ans après l’arrivée de Reiner Vincenz, le tout
premier missionnaire mooniste en France. Ceyrac est souvent
cité dans le livre de Boyer. Le mouvement mooniste français, malgré
l’intense harcèlement dont il est l’objet depuis l’arrivée de Mitterrand
au pouvoir, envoie l’un des siens au Parlement. Il sera ensuite député européen,
puis conseiller général du Nord. Dans les années 80, Moon est emprisonné aux
États-Unis, mais son quotidien, le Washington Times se fait
respecter dans le monde des media. Sorti de prison, Moon est acclamé par plus
de 1800 pasteurs américains, et fait docteur honoris causa d’universités
latino-américaines. Il fait tenir à l’Hôtel Intercontinental de Genève un
séminaire sur la fin de l’Empire soviétique. On est en 1985, en pleine
perestroïka triomphante, peu de soviétologues envisagent la fin prochaine de
« l’empire du mal ». 5 ans plus tard, après la chute du Mur de
Berlin, en avril 1990, Moon entre dans Moscou à la tête d’une délégation
de 1000 personnalités du monde entier ; beaucoup d’anciens chefs d’État
ont fait le voyage. La rencontre avec Gorbatchev sera suivie d’une série de séminaires
auxquels des dizaines de milliers d’étudiants russes participeront. Très peu
adhéreront à l’Église de l’Unification. Mais beaucoup défendront le
parlement et la jeune démocratie russe lors du putsch d’août 1991.
L’effondrement prophétisé en 1985 s’est déroulé. Écrit en 1986, L’Empire
Moon surestime les moyens réels du révérend Moon. Mais il a le très
grand tort de sous-estimer la lame de fond dont Moon est la figure la plus emblématique
et qui engloutira l’empire soviétique. Tout le problème de Boyer est de
forcer les traits du prophète, en minimisant le contenu de sa prophétie. Plus
tard, Boyer crut devoir dire qu’avec la fin du communisme, le « moonisme »
n’avait plus de raison d’être, précisément parce qu’il n’a jamais
pris la peine d’étudier la totalité de son enseignement. Quoi
qu’il en soit, L’Empire Moon se lit comme une enquête documentée
sur un mouvement international structuré, doté d’un réseau d’influence
puissant et de moyens importants et qui vise le pouvoir. Cette lecture au
premier degré n’explique pas pourquoi ce livre fut rédigé en France et
y exerça une telle fascination. Une
autre lecture, au second degré, privilégie l’hypothèse du mimétisme. Boyer
est emporté par sa fascination quasi obsessionnelle pour l’objet de son étude.
Jamais plus sa carrière ne lui offrira pareil sujet, il en sera orphelin. Il
semble avoir mis beaucoup de lui-même et projeté ses fantasmes personnels. Le
livre franchit souvent les limites déontologiques du journalisme
d’investigation et se fait détective. Partant de méthodes glauques et
souvent subversives, il lui est facile de projeter une aura inquiétante sur
l’objet de son étude. Il est à l’Empire Moon ce que les déprogrammeurs
sont à « la secte Moon » : toujours une petite idée policière
dans la tête, hélas. Ainsi, l’une des thèses de « l’Empire Moon »
est que cet empire effectue un travail occulte et sournois d’infiltration de
la société, en avançant masqué. On peut bien sûr adhérer à ce contenu. Là
où la prudence s’impose, c’est dans les méthodes choisies par l’auteur :
pour déballer toutes ces révélations sur L’Empire Moon, Boyer n’a
pas hésité à infiltrer un espion qui a feint de se convertir et a donc menti
sur son identité et ses intentions véritables. Boyer recourt aussi abondamment
à des écoutes téléphoniques complaisamment relayées par la police. Il agit
ainsi tout en faisant tout pour enjôler et inspirer confiance aux membres de
l’Église, et donner des gages de sa sincérité. Le sentiment constant du
double jeu indispose. 2.2
L’Empire Moon et l’Empire Mitterrand Fasciné
par l’image qu’il se fait du mouvement, Boyer en rajoute et préfère
ignorer toutes sortes d’activités moonistes qui ne cadrent pas avec sa thèse.
Le fantasme de L’Empire Moon ne peut donc fonctionner que dans une
société française habituée à l’opacité, aux dénonciations anonymes, au
double jeu, au « film noir », au goût pour les coups tordus, où le
grand public accepte une certaine barbouzerie des rapports de force. Reste à
saisir la fonction d’un tel ouvrage dans la société française de l’époque.
Nous avons vu comment la société française des années 70 avait été perméable
au mythe fabuleux de « la secte Moon ». Pour emballer la chasse aux
sorcières contre l’hérésie, il avait suffi de réunir la tribu ADFI,
le tam tam Ouest-France et le prêtre de la tribu. Ces
acteurs n’existent plus dans les années 80. Les moonistes français passent
d’une vie communautaire et monacale à un travail de longue durée pour
accomplir leur idéal familial. Leurs préoccupations sont de trouver du
travail, un logement et d’élever leurs enfants, en général nombreux. Désormais,
les unificationnistes s’investiront beaucoup dans leur réussite familiale.
Sociologiquement, le mouvement n’est plus le même et tend vers le modèle qui
existe déjà en Corée : une église réunie autour de ses pasteurs, où les
fidèles versent une dîme et diffusent une influence dans leur voisinage.
Beaucoup se sont réconciliés avec leurs parents, qui ne sont plus « clients »
de l’ADFI. Quant au clergé en général, il répugne aux idées de « manipulation
mentale ». L’abbé Trouslard « obsédé sectuel » est une
exception. Mais
la moonophobie injectée à haute dose dans la société française y a
laissé une trace mentale. Le pays est en manque de ce sensationnalisme qui fait
à présent partie de son paysage psychique. Le succès de L’Empire Moon peut
se lire comme une réponse à ce manque d’une part ; d’autre part comme
un miroir de la France
mitterrandienne. Sous la France
giscardienne, plusieurs acteurs de la société civile avaient entraîné une
adhésion à la mythologie de « la secte Moon ». Une fois ces
acteurs oubliés et alors que la société reste en manque, l’État
mitterrandien monopolise la pulsion secticide. L’obsession sectuelle de cet État
intrigue. Les 14 années de mitterrandisme sont bien sûr une continuation du
jeu politique propre à Les
années 1980 tombent mal pour le social-messianisme du programme commun.
Celui-ci est porté au pouvoir par Mitterrand, un homme souvent soupçonné
d’imposture par son camp ; mais cette fois-ci l’imposture a marché.
D’un pouvoir en porte-à-faux avec le vent de l’histoire sortira une dérive
sectaire. Les
années 1980 voient surgir des figures morales dressées contre le totalitarisme
qui intimidait encore nombre de démocraties. Le Pape Jean-Paul II, Vaclav
Havel, Lech Walesa, d’autres encore, font reculer l’oppression en Europe. La
foi des Afghans dompte les Soviétiques. Beaucoup de résistants de l’ombre
qui ont connu la prison, l’exclusion, le bannissement prendront finalement le
pouvoir. Or Moon est dans ce camp-là comme il fut jadis dans la lutte
contre le fascisme nippon ; plusieurs de ses missionnaires ont risqué
clandestinement leur vie en Europe de l’Est, l’une d’elles a péri dans
les geôles tchécoslovaques, le cinéaste unificationniste Lee Shapiro a été
tué par les Soviétiques en Afghanistan en 1987. En Tanzanie, un missionnaire
japonais fut assassiné par la police politique. Boyer aurait pu voir que le
combat du révérend Moon participait de la même logique foncièrement libératrice.
Dans
les mêmes années 1980, un président accède au pouvoir en France avec un
programme commun qui prêche la rupture avec le capitalisme et entreprend sitôt
élu sa campagne de nationalisations. Maintes entreprises nationalisées seront
ensuite au cœur de scandales financiers sans précédent sous la 5e
République. Pendant plusieurs années, le gouvernement français gouverne avec
quatre ministres communistes, alors même que les derniers régimes marxistes-léninistes
arrivés au pouvoir en 1975 se sont signalés par des horreurs rarement vues
dans l’histoire humaine. La grande affaire de l’année 1984 sera la lutte
acharnée contre l’école libre finalement perdue et qui vide de sens l’idéologie
du programme commun. L’année précédente, Alain Vivien a publié un rapport
sur les sectes en France, début d’une longue guerre de l’État français
contre les minorités religieuses. Or les années 80 signalent le puissant
retour du religieux dans l’art de diriger l’histoire : le Pape Jean-Paul II,
Mère Theresa, Desmond Tutu, Lech Walesa. Curieusement,
il existe un curieux pays où le président se fait appeler « Dieu »
ou « Tonton », se fait photographier avec ses courtisans au pèlerinage
de Solutré chaque année à Un
indice peu connu montre l’ampleur du phénomène de mimétisme. Le 8 juin
1982, une perquisition a lieu à 6 heures au siège de l’AUCM, 18 rue Friant.
Plusieurs professeurs d’université sympathisants reçoivent eux aussi des
visites matinales. Ce que cherchent les forces de l’ordre ? Des armes, de
la drogue. Qui les a mis sur la voie ? Deux déprogrammeurs dont un ancien
membre du mouvement, Martin Faiers. En mars 1982, les deux acolytes ont séquestré
Claire Chateau dans une villa du Doubs. Sur ordre du procureur, la police libérera
la jeune mooniste. Faiers risque les assises, mais il confie alors au juge
d’instruction que Claire a été enlevée pour son bien et que les policiers
s’en rendront compte en fouillant les locaux de la secte. Rien évidemment ne
sera retrouvé. Dans les mois qui suivirent, l’AUCM, harcelée par un procès
fiscal ruineux, quitte son siège du 18 rue Friant.
Or
en 1985, une grande affaire du premier septennat tient la presse en haleine
pendant des semaines : l’affaire du Carrefour du Développement liée au
ministère de la coopération : Yves Challier, directeur de cabinet du ministre
de l’époque sera accusé d’avoir détourné 27 millions de francs entre
1984 et 1986 dans les caisses du ministère, à l’aide de faux en écritures
publiques et abus de confiance. Certes, le péché du Carrefour apparaît véniel
par rapport à des scandales financiers bien plus lourds touchant le pouvoir
mitterrandien. Mais qui vole un œuf vole un bœuf, et l’escroquerie est un
indice les plus fréquents d’une « dérive sectaire ». Or le péché
a été commis à une curieuse adresse dans Paris : au 18 Rue Friant. La société
de développement vénale avait aménagé là même où la police avait
perquisitionné des innocents en 1982. Les
Irlandais de Vincennes, les écoutes présidentielles, le crime d’Etat contre
Greenpeace révèlent un goût prononcé pour le pouvoir parallèle, une dérive
de la chose publique vers un pouvoir oligarque, brutal, cynique, où des hommes
de l’ombre se dévouent au prince pour nuire à d’autres. L’asservissement
des âmes dans de basses besognes pour protéger une caste indique une rupture
profonde avec l’orthodoxie politique et un goût prononcé pour l’imposture. Le
crépuscule du monarque mène les âmes les plus faibles du régime, les plus dépendantes
du gourou, vers la mort. Mitterrand donne enfin au pathétique Bérégovoy le
pouvoir dont celui-ci brûlait, l’intermède du Premier Ministre sera une
descente aux enfers conclue par un suicide ; le dépit de n’être plus
aimé du prince semble avoir joué un rôle fatal. Un autre décès ensanglante
les allées parallèles de « l’Empire Mitterrand ». François de
Grossouvre, quintessence du courtisan mitterrandien transi par l’indifférence
manipulatrice de son idole fut découvert mort dans le Palais même du « Dieu »
vieillissant, son magnum .357 à la main. Suicide ou assassinat, qu’importe,
le cœur avait été éconduit, le cerveau fut emporté : homme de
l’ombre mort de et pour « l’Empire Mitterrand ». On
était en 1994. Bien de ceux qui vivaient alors pour « l’Empire
Moon » célébrèrent cette année-là avec allégresse et solennité le
40e anniversaire d’un mouvement sans cesse persécuté depuis sa
fondation en 1954, et dont maints adversaires versèrent dans l’imposture.
[1]
Alain Woodrow « Les Nouvelles Sectes », , éditions du Seuil,
Paris, 1977, quatrième de couverture [2]
« La lutte contre les sectes a démarré à Rennes », http://prevensectes.com/moon32.htm [3]
Dans « Bulles » du premier trimestre 1992, à la question
« pourquoi ce nom d’ADFI ? elle répond : « Celui qui a été
choisi ne nous plaisait pas tellement : la famille, c’était plutôt
"rétro", à l’époque. Mais il était vrai que chaque départ
à l’AUCM avait été un drame familial, et que les individus en cause
passaient sous l’emprise d’une force que les privait de toute liberté
personnelle, de tout esprit critique, du moins par rapport à cette décision.
Alors, va pour ADFI. » [4]
Sur les origines de l’ADFI, on lira le témoignage détaillé de madame
Claire Champollion dans http://prevensectes.com/moon17.htm [5]
Moon ou Jésus, 1977, Le Dossier Moon 1983 [6]
N° 1344 du 1er mars 1975 [7]
http://prevensectes.com/moon17.htm [8]
Paris-Match 1392, 31 janvier 1976 [9]
Alain Woodrow, op.cit. p. 108 [10]
Project MK-ULTRA était le nom de ce projet [11]
Film
de John Frankenheimer, 1962, avec Frank Sinatra, Janet Leigh, Laurence
Harvey [12]
Massimo Introvigne, Dick Anthony, Le lavage de cerveau, mythe ou réalité ?
[13]
Pourfendeur de sectes
Grégoire Amir-Tahmasseb - L’Union,
Dimanche 30 mars 2003 [14]
Jean Baubérot, lors d’une conférence à la MIVILUDES
, début 2004 [15]
Moon et l’Église de l’Unification, CESNUR, 1996, pp.
19-20 [16]
Jack Lang, Assemblée Nationale, 17 novembre 1985
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