La mutance, clef pour un avenir humain

(extraits)

René Macaire 

L'Harmattan, Paris, 1989.

Le point de départ de la mutance

« Un début de prise de conscience s'opère aujour­d'hui laissant entrevoir qu'il n'est plus possible de séparer l'évolution des sociétés et celle des individus. Encore faible, il est vrai, croissant pourtant, est le nombre de personnes qui sont en désir d'harmoniser leur vie intérieure et leur insertion sociétaire. Les systèmes de production, d'enseignement, d'échan­ges, de défense, etc. qui, dans leurs structures mêmes, nient les valeurs dont nous venons de parler, leur deviennent insupportables. C'est même là le point de départ de ce que nous allons appeler la « mutance ». Il ne s'agit donc pas d'une mode ou d'un luxe pour belles âmes, ou des bancs d'essai pour des esprits curieux d'innovations, ou d'une soupape de sécurité pour ceux qu'étouffe la vie moderne : il s'agit de beaucoup plus : un nouveau pas dans le pro­ cessus de l'humanisation lui-même.

« On a longtemps cru,.il est vrai, que l'homme res­tant ce qu'il est, on pourrait « quand même » corriger le cours néfaste des choses et même préparer des len­demains meilleurs par la politique, l'économie, l'éducation, le militantisme. Il est clair aujourd'hui que cette vision est erronée. C'est d'un même pas que l'individu et la société doivent évoluer. Or, pour ce qui est de l'individu, où cette évolution peut-elle se faire si ce n'est au sein de la conscience person­nelle, au gré de la vie intérieure et des choix qu'elle implique ? Faute de quoi, chacun ne serait qu'un objet manipulable à tout vent. » (p. 19-20)

Pourquoi le mot mutance ?

« Pourquoi ce mot nouveau ? - C'est qu'il n'exis­te pas en français un terme qui désigne l'unité du dynamisme que, selon nous, l'homme est désormais appelé à vivre : unité de la croissance en intériorité de chacun et de l'innovation sociétaire à laquelle il est invité par cette croissance même.

« Dans l'éclair d'une intuition, ce mot voudrait dire tout ce que notre société humaine est appelée à vivre pour réaliser son destin.

« Il signifie à la fois la mise en oeuvre de nouveaux modes de vie, d'organisation, de production, d'édu­cation, de défense, de couverture de risques... fondés sur un changement de valeurs vécu par le plus grand nombre possible, - et ces valeurs elles-mêmes. « Il signifie que ces valeurs s'enracinent dans ce qui est proprement humain dans l'homme et du même coup dans ce qui permet à chacun d'entrer clans sa propre Plénitude d'homme. Il dit pourquoi Plénitude ne peut ici s'écrire qu'avec un P majuscu­le - et aussi, ne s'écrire qu'avec une infinie modestie.

« Il dit, il crie même, qu'il devient plus que tra­gique de continuer à organiser les sociétés sans se soucier de la croissance en humanité de chacun. Il met au clair les pièges subtils de l'idéologie, cette croyance naïve aux multiples visages, selon laquelle les biens comme la paix, la justice, la convivialité multiraciale... sont tout à fait possibles sans qu'un nombre significatif d'hommes et de femmes ne s'en­gagent justement sur le chemin de leur propre accomplissement.

« Il fait pressentir combien l'homme individualis­te, assoiffé de jouissances et de sécurités immédiates, est porteur à terme de malheurs sans mesure. Car pour une humanité qui n'entre pas en mutance, l'al­ternative n'est nullement entre la paix et la guerre, mais entre la paix imposée et la guerre au niveau de la planète entière, ou leurs ersatz. » (p. 20-21)

Ne pas séparer politique et mystique

« Aucune réalisation durable de type autogestion­naire n'est possible sans quelques personnes qui vivent déjà un début d'autonomie et de Plénitude. Ce fut toujours une aberration de séparer mystique et politique, mais de nos jours, avec l'interdépendance croissante que nous vivons et les possibilités de « diviniser » le monde que nous offre le progrès tech­nique, cette séparation devient mère de catastrophes. Plus une terre est inséminée d'hommes nouveaux retirés du jeu de l'ego, plus une politique humaine est possible ; et plus - chose surprenante au premier abord - les sphères propres de la politique peuvent être respectées. Il n'y a que des « moi » qui peuvent séculariser le monde sans catastrophe. Moins il y en a ou moins ils sont présents à la société, marginalisés ou pire relégués dans des prisons ou des camps, moins la politique des Etats est humaine et, par conséquent, plus elle est de type théocratique ou clé­rical. « Dieu » en effet ne disparaît jamais du monde : s'il n'est pas à sa place au centre des consciences, c'est son mime qui se trouve au Pouvoir et organise la terre sous sa férule. Pour tout dire d'un mot : pour­rait-on faire une politique humaine avec des hommes qui, n'ayant pas encore découvert leur propre huma­nité, nous font stagner dans l'archaïsme de l'histoire. « Ainsi la pente inéluctable de notre socialisation globale vers la solidarité imposée appelle, « exige » pourrait-on dire, un contre-courant de liberté qui est la mutance elle-même, liberté née d'ailleurs, c'est-à-dire de la conscience inviolable de chacun. » (p. 30)

La mutance, condition pour échapper aux pièges des lendemains qui déchantent

« Des millions de gens vont se mettre à militer en faveur d'un changement de société conçu avant tout comme le passage d'un système à un autre.

« Or, il y a un piège et la « mutance » aujourd'hui cherche à déjouer ce piège. En effet, le passage de la monarchie à la république, et du capitalisme au socialisme ne suffit nullement à abolir le clivage dominant-dominé. Ce clivage ne peut être vaincu que là où la mutance est vécue. Lorsqu'elle n'est pas vécue, les mécanismes de domination inhérents à tout regroupement humain restent en place et la dia­lectique immanente du maître et de l'esclave, intacte, prend des formes différentes plus subtiles et plus cruelles.

« Lorsque le changement de système se réalise sans expérimentation préalable et sans préparation en profondeur dans les consciences, la « révolution » lais­se de côté deux éléments majeurs nécessaires à l'at­ténuation du clivage dominant-dominé : l'esprit de pauvreté d'une part, l'esprit de coresponsabilité de l'autre. » (p. 86-87)

Le malheur des pays porteurs du message chrétien

« Le plus grand malheur des pays d'Occident por­teurs du message chrétien est d'avoir dissocié la lutte contre la misère de l'accomplissement personnel.

Sauver son âme, entrer dans sa propre intériorité, vivre dans un début de Plénitude car c'est Dieu lui-même qui est en cause, a été montré du doigt comme idéalisme, trahison, rêverie sans effets. Et pourtant, un combat syndical ou politique qui élimine d'entrée de jeu l'évolution personnelle et l’accomplissement de soi du militant pour, à la rigueur, les remettre à plus tard, n'a strictement rien à voir avec l'Evangile, ni avec aucune autre Tradition lucide.

« N'y a-t-il pas contradiction à vouloir faire du militant un homme efficace et à déclarer que l'ac­complissement personnel en esprit de pauvreté et de contemplation n'est pas pour lui ? (...)

« Pour avoir coupé le militantisme de la simplici­té de celui qui cherche Dieu, bien des chrétiens de par le monde ont travaillé, sans s'en rendre compte il est vrai, à la Cité totalitaire puisqu'elle surgit comme de soi de l'absence de Dieu. De plus, ils ont projeté hors des Eglises chrétiennes des milliers d'hommes et de femmes en désir d'authenticité vers les tradi­tions qui, lorsqu'elles prennent conscience des périls de notre socialisation globale, se refusent à séparer le yogi du militant. » (p. 89-91)

Pour des militants « mutants »

« L'esprit de pauvreté au sein même des luttes, ce qui est la non-violence dans son noyau, apporte avec lui une sagesse et certainement la seule sagesse qui évite à la révolution nécessaire de se retourner contre l'humain dans l'homme. Cette sagesse peut se dire ainsi : si, en même temps qu'on lutte contre la misè­re et le clivage dominant-dominé qui la cause ou la maintient, on n'éveille pas les hommes à prendre en main leur destin, on remplace la misère par l'oppres­sion (...).

« La militance qui n'est pas la mutance, c'est-à-dire qui ne mène pas à l'objection de conscience en matière de défense, à la création d'éco-entreprises en matière de production et de commerce, à un autre type d'alimentation et de santé, etc., est toujours en danger d'être une école d'oppression. Certes, il faut lutter contre l'injustice et la misère, mais il faut savoir d'un même pas que si cette lutte ne fait pas de ceux qui la mènent des « mutants », elle en fait les outils inconscients d'un monde où l'injustice est remplacée par la contrainte. » (p. 94-95)

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