Les peurs françaises

France : la paralysie va-t-elle gagner ?

La France est malade de ses peurs. Peur de l'avenir, peur de perdre, peur de l'autre, peur de la solitude, peur de vieillir... L'angoisse conditionne notre pays, gangrené par un sentiment généralisé de perte de maîtrise de son destin. Tel est le constat que dresse Christophe Lambert dans " La société de la peur ", qui sort aujourd'hui chez Plon. Il s'interroge aussi sur les moyens de sortir de l'impasse. En exclusivité, Le Point publie un extrait de ce livre stimulant. Avec les commentaires de Nicolas Baverez et de Jean Peyrelevade.

De nouvelles frontières entre le temporel et le spirituel

Pendant des siècles, la religion s'est confondue avec la société française elle-même. L'Eglise prenait en charge des fonctions administratives, scolaires et sociales que la faiblesse de l'Etat ne lui permettait pas d'assumer. En échange de quoi la religion catholique s'imposait comme religion officielle et dominante. La frontière entre le temporel et le spirituel était parfaitement claire : elle n'existait pas ! La France, fille aînée de l'Eglise, avait reçu le baptême avec Clovis, l'unité religieuse du pays garantissait son unité politique. La France était née à l'Histoire en même temps qu'elle s'était convertie au catholicisme. Toucher à la religion catholique, c'était mettre la France en danger. La nuit de la Saint-Barthélemy et la révocation de l'édit de Nantes ne s'expliquent pas autrement, et la violence d'Etat n'avait, alors, pas d'autre but que de restaurer l'unité religieuse, donc l'unité nationale, menacée par le protestantisme. La Révolution va briser violemment ce jeu de miroirs. La société politique peut exister indépendamment de la société religieuse. Un long siècle plus tard, la loi de 1905 fixe définitivement la séparation des Eglises et de l'Etat, et la laïcité est érigée au rang de dogme politique. La République reconnaît des droits aux religions, mais ne s'identifie à aucune d'elles. Là encore, la frontière est parfaitement claire : l'Etat administre la sphère publique, la religion relève de pratiques privées. La société française va vivre sur cette règle pendant près d'un siècle sans qu'elle soit remise en question.

La perte des repères qui caractérise la société de la peur a réouvert, paradoxalement, le débat sur la place de la religion et du religieux dans la société. C'est la prolifération des sectes, à partir des années 1970, qui a marqué le retour du religieux dans les préoccupations de l'opinion. Aujourd'hui, deux phénomènes émergents rendent plus difficilement lisibles la frontière entre la société civile et l'influence religieuse : le renouveau désordonné de la spiritualité et le communautarisme religieux. Dans une société en proie aux doutes les plus profonds sur l'utilité de l'individu et sa capacité à vivre harmonieusement avec les autres, il n'est pas étonnant que la spiritualité refasse une percée dans la société française. Face à certaines angoisses, la raison humaine ne peut pas tout et paraît bien impuissante à rassurer des esprits troublés. Mais le retour du questionnement spirituel est peu canalisé et ordonné, du fait de la faiblesse de l'organisation d'une Eglise catholique peu préparée à un tel retour en grâce. Pas une semaine sans que nos magazines préférés ne titrent sur le retour de l'ésotérisme et l'avènement d'une nouvelle croyance, avec ses pratiques et ses rites originaux qui se succèdent au rythme des modes. Que Madonna découvre les joies de la Cabale et le monde entier arbore à son poignet un ridicule petit fil rouge, qui est peut-être, après tout, le fil rouge de l'existence ? Ces pratiques et croyances, au-delà d'offrir des réponses spirituelles partielles et le plus souvent insuffisantes, permettent aussi la constitution de microcommunautés qui, elles, sont vécues comme de vraies solutions à la dérégulation de nos sociétés traditionnelles et à la dislocation du lien social. Peu à peu, la frontière tracée par la loi de 1905 s'estompe et la règle laïque s'applique avec de plus en plus de difficultés. Conçue, à l'origine, comme une machine de guerre dirigée contre l'Eglise catholique et son immense influence politique dans la France agricole d'avant 1914, la loi ne répond plus aux enjeux d'une société pluriculturelle et très largement déchristianisée. L'affaire du voile islamique a fait voler en éclats le consensus laïque qui prévalait jusque-là. Le débat ubuesque qui s'est alors installé pour décider de la différence entre signes religieux ostensibles et ostentatoires a montré les limites de l'exercice. Le recours à la loi, qui n'a fait que passionner le débat sans le clore, a surtout montré que la société française était désormais incapable de s'autoréguler en parvenant au consensus. Loin de fixer de nouvelles règles, claires et compréhensibles, le replâtrage hâtif d'une loi contemporaine du président Emile Loubet n'a fait que crisper les positions. Les Français sont bien conscients que l'interdiction du voile islamique dans l'enceinte scolaire ne fait que s'attaquer à un symptôme. En effet, comment d'un côté refuser de reconnaître la pratique religieuse à l'école et de l'autre financer publiquement le culte musulman pour empêcher qu'il puisse être " sponsorisé " par des puissances ou des organisations étrangères ? La polémique qui a éclaté en France après la mort de Jean-Paul II sur l'hommage officiel qui lui a été rendu par le gouvernement montre que la nouvelle question religieuse est loin d'être tranchée et que l'opinion attend que de nouvelles règles assignent au religieux la place qui doit être la sienne dans une société moderne. Le fait que la France ait été le seul pays au monde à développer une telle polémique montre à quel point la société française est aujourd'hui troublée. Là encore, seules de nouvelles règles pourront mettre un terme à une situation anxiogène qui frise parfois la paranoïa collective, si l'on en croit l'immense succès du " Da Vinci Code " et de ses fantasmes historico-mystiques.

De nouvelles frontières pour l'Europe ?

L'Europe aurait dû incarner la meilleure des réponses à une vieille société saisie par le doute. L'Europe garantissait la paix et la prospérité à une France confrontée à une formidable période de mutation. Or il n'en est rien. L'espoir européen s'est retourné pour devenir une menace. Menace sur la particularité de nos modes de vie, menace sur l'emploi, dont la fameuse directive Bolkestein est devenue le terrible symbole, menace sur l'identité même de l'Europe avec un élargissement qui dépasse grandement, aux yeux des Français, les frontières historiques, culturelles et symboliques de leur continent. La question de la frontière est ici posée en termes purement géographiques. Comment défendre raisonnablement l'idée de l'Europe si les Européens eux-mêmes ne se reconnaissent plus dans l'union qui leur est proposée ?

Les directives européennes offrent l'exemple parfait d'une règle incompréhensible au point d'être rejetée. Le comble du paradoxe a été atteint par le rejet massif du projet de Constitution européenne. Un texte constitutionnel incarne la règle suprême, celle qui protège par ses principes les droits fondamentaux du citoyen et qui ordonne et coordonne le bon fonctionnement des institutions. Depuis plus de deux siècles, chaque fois que la France a traversé de graves crises sociales et politiques, elle a su sortir de l'impasse en adoptant une nouvelle Constitution. C'est dire si la règle constitutionnelle apaise et rassure. Dans le cas présent, il n'en est rien, le projet constitutionnel vient d'être confondu avec les abus auxquels il cherchait justement à mettre un terme. La Constitution européenne avait été conçue pour fixer les règles, assigner les responsabilités et rendre lisible la machinerie bruxelloise ; or force est de constater que dans l'esprit du public elle a exactement incarné l'inverse. Faute d'avoir su s'adresser aux citoyens avant les commissaires européens et autres hauts technocrates, les rédacteurs de ce projet constitutionnel ont pris l'immense risque de voir le texte incompris, donc rejeté. A l'inverse, en prenant le risque de dire non à la règle qui devait la protéger, la France atteint ici le paroxysme de la société de la peur : c'est la règle elle-même qui fait peur car elle est jugée insuffisamment protectrice. Il faut espérer qu'il n'en sera que le dernier spasme

La France, de la société de la peur à la société de l'espoir

Dans tous les pays développés, les frappes terroristes, l'ouverture d'un nouveau cycle de guerres en chaîne pour les démocraties engagées sur un double front intérieur et extérieur, les chocs et les bulles propres au capitalisme libéral, la nouvelle donne de la société ouverte marquée par l'ascension des superpuissances économiques du sud ont déclenché un sentiment d'angoisse, d'insécurité, de vulnérabilité des opinions. Avec pour traduction l'intervention américaine en Irak au nom de la lutte contre le terrorisme, le vote de législations d'exception,y compris aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, le regain des pressions protectionnistes et du nationalisme économique, le repli individualiste et le culte de la victimisation.

Face à la brutale accélération de l'Histoire qui s'est produite au début du XXe siècle, la France se distingue cependant des autres démocraties développées par l'emballement incontrôlé des peurs individuelles et collectives, qui ont gangrené la société tout entière jusqu'à entraîner le pays dans une spirale de déclin qui fait écho aux années 1930. Christophe Lambert s'est fait l'observateur clinique et minutieux de cette société de la peur, de ses origines et de ses moteurs, mais aussi des vecteurs de changement qui peuvent permettre de réintroduire la confiance et l'espoir.

Le diagnostic est imparable et désormais largement admis. La France est passée du retard à l'ajustement à la nouvelle donne issue des chocs pétroliers au décrochage économique avec la calamiteuse expérience de 1981, avant de s'enfoncer dans une crise économique et sociale récurrente, caractérisée par la baisse conjuguée de la croissance et de la compétitivité et la hausse parallèle du chômage de masse, puis de divorcer avec la modernité en refusant de s'adapter à la disparition de l'Union soviétique et à la réunification du continent européen, à la mondialisation et à l'émergence du sud. Cette modernisation avortée s'est muée en débâcle sous les présidences de Jacques Chirac, qui a placé la peur de l'avenir au centre de ses campagnes, avec pour chocs en retour les échecs de la dissolution de 1997 et du référendum sur la Constitution européenne de 2005.

La classe politique française, par son archaïsme, son incapacité à proposer une issue à un quart de siècle de crise, sa démagogie dans la recherche de boucs émissaires à ses propres erreurs - de la mondialisation à l'Europe en passant par les étrangers -, a contaminé le corps social par le virus d'une peur multiforme qui s'attaque au risque, à l'ouverture économique, à l'existence de l'autre, au progrès, à l'avenir et jusqu'à la liberté. D'où la confrontation mortifère de dirigeants cyniques et irresponsables, auxquels le clientélisme tient lieu de projet, et d'individus atomisés et désespérés, que la surprotection et la victimisation achèvent de déstabiliser et d'angoisser.

Face à cette crise majeure, la solution n'est pas d'abord économique et sociale, mais bien politique et morale. Pour rendre l'espoir, il faut casser la dynamique de la peur, du désespoir et de la haine. Et pour cela, juguler le risque réactionnaire en engageant, comme en 1958, une révolution du modèle français qui réactualise les valeurs, les institutions et les règles de la République.

Au XVIIe siècle, l'Europe imagina la modernité avec l'organisation des Etats, la mise en place de l'ordre westphalien, l'invention des Lumières, afin de brider la peur des Turcs, des fois concurrentes, des messianismes de fin du monde, et d'endiguer le déferlement de violence des guerres de religion. Il revient aujourd'hui aux dirigeants des démocraties de réfléchir et de donner à l'économie et à la société ouvertes des institutions et des règles neuves, tout en mettant en place une riposte à la fois politique et militaire contre le terrorisme. Il revient aux Français de moderniser rapidement leur pays pour prendre toute leur part à l'aventure de la liberté au XXIe siècle. Des Français qui, comme le souligne à juste titre Christophe Lambert, lassés d'un quart de siècle d'échecs et de désillusions, sont désormais prêts à se libérer de leur peur paralysante de l'avenir pour se convertir aux promesses et à l'espoir du changement

Nicolas Baverez, économiste et historien


Jean Peyrelevade* : " Une thèse solidement argumentée "

Le livre que publie Christophe Lambert est bien intéressant. L'auteur, publicitaire reconnu, est un homme de l'art. Qui mieux que lui pourrait décrire les mouvements de l'opinion publique puisqu'il a fait de leur observation son métier même ?

La thèse est solidement argumentée : la France est en état de déprime. Incapable de changement, elle vit dans le passé au lieu de se projeter dans l'avenir. Faute d'envisager de nouvelles conquêtes, chacun défend ses acquis. L'absence de dessein collectif favorise l'essor d'un individualisme craintif et mortifère. En un mot, on préfère l'immobilisme à la prise de risque.

Bien entendu, la classe politique a dans tout cela sa part de responsabilité. De l'inaction elle fait vertu et rassure dans le vide : " soyez tranquilles, braves gens, je suis là pour vous protéger ", dit-elle à des électeurs convaincus du contraire et dont la confiance dans leurs gouvernants ne cesse de s'éroder.

La critique est rude mais classique. La dernière partie du livre est la plus excitante. Christophe Lambert ne se contente pas de vivre dans l'air du temps, il entend participer à sa transformation : le sursaut est proche, le basculement a déjà commencé. La renaissance s'appuiera sur une nouvelle morale qui structurera l'ensemble du corps social : sens de l'effort, revalorisation du travail, respect de l'autorité, reconnaissance du mérite, refus de l'égalitarisme et recherche de l'équité ! La France, dit notre auteur, a faim de rectitude. Ses coups de patte, ici ou là, montrent qu'il a peu de considération pour la gauche. Son esquisse mérite cependant d'être lue par tous : elle fournit les valeurs et les grandes lignes de ce que sera sans doute le programme de la droite à la prochaine élection présidentielle. Si le peuple y consent, ainsi serons-nous bientôt gouvernés...

" La société de la peur " (Plon, 204 pages, 15 E).

© le point 25/08/05 - N°1719 - Page 96

http://www.lepoint.fr/edito/document.html?did=166779

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