"La Méprise : L'affaire d'Outreau" par Florence Aubenas

Dans son livre, Florence Aubenas revient sur cette affaire d'enfants violés et d'adultes injustement accusés où se conjuguent les peurs et les fantasmes de notre époque.

Ce devait être une affaire Dutroux à la française, mais celle-là, rondement élucidée, sans les bavures qui avaient émaillé la traque du pédophile belge. Et pourtant, à quelques jours du procès en appel, le 3 novembre, que reste-t-il de l'affaire d'Outreau ? Un véritable " Tchernobyl judiciaire " où, après trois ans d'enquête et deux mois de procès en première instance, il y a un peu plus d'un an, on ne sait plus très bien, en dehors des quatre qui ont avoué, pourquoi on a acquitté les uns et condamné les autres. Au départ, l'attention des services sociaux avait été attirée par une histoire d'inceste.

Des parents cabossés par la vie accusés de violer leur progéniture " comme on se tape une bière *, avec la complicité de deux voisins. * Des dossiers comme ça, on en voit tous les jours ", avait confié un magistrat à Florence Aubenas, venue enquêter pour " Libération ". Sauf que, entre les mains du juge, l'affaire avait changé de dimension. Les enfants avaient multiplié les dénonciations. Leur mère, suivie du mari et du couple de voisins, abondé dans leur sens. Maintenant qu'on les avait convaincus de leur faute, ceux-là auraient incriminé la terre entière ! Mais le juge y avait cru. Et personne ne l'en avait dissuadé. Ni les policiers ni les experts chargés de jauger la parole des enfants. Ni les journaux, qui parlaient désormais d'un véritable réseau international de prostitution des enfants et de ses connexions avec la Belgique (voir extraits).

Fantasmes collectifs, faillite judiciaire, emballements médiatiques... Comme dans l'affaire Alègre, à Toulouse, le cocktail sera détonant. A Outreau aussi, on cherchera à débusquer les dessous de l'affaire, les notables locaux qui tirent les ficelles. Et peu importe que, cette fois, les " notables " aient seulement été chauffeur de taxi, huissier de justice, marchand ambulant ou prêtre-ouvrier. Comme à Toulouse, on verra des pelleteuses creuser le sol à la recherche de cadavres imaginaires et l'honneur d'innocents jeté aux chiens. Jusqu'au moment où la principale accusatrice finira par craquer : * Rien n'est vrai, je suis une malade, une menteuse. Roselyne, et toi aussi Pierre, excusez-moi, vous n'avez rien fait... " A Outreau, Florence Aubenas avait dit la première que cette histoire ne tenait pas debout. Son livre, elle avait commencé à y travailler bien avant que son enlèvement en Irak, le 5 janvier dernier, ne lui donne une stature d'héroïne nationale. Elle l'a achevé à son retour avec la rigueur et le talent qu'on lui connaît. Alors si on pouvait faire une seule suggestion aux magistrats de la cour d'assises, ce serait de lire ce livre. Ils verront qu'il ne reste rien ou presque de l'" affaire " d'Outreau. Rien, si ce n'est les errements d'une justice transformée en machine à broyer les innocents.

MICHEL LABRO

L'affaire en six dates

Février 2001. Ouverture d'une information judiciaire pour viols et agressions sexuelles, corruption de mineurs et proxénétisme. Thierry et Myriam Delay sont écroués. Sept autres personnes le seront à leur tour entre mars, avril et mai. Juin 2001. L'affaire change de dimension avec la mise en cause de nouveaux suspects. Au mois de novembre, un huissier et son épouse, un chauffeur de taxi, un prêtre-ouvrier sont écroués à leur tour. 4 mai 2004. Le procès d'Outreau s'ouvre devant la cour d'assises de Saint-Omer. Myriam Delay et Aurélie Grenon avouent les viols et impliquent les autres accusés.

18 mai 2004. Lors d'une séance spectaculaire, les deux femmes reconnaissent avoir menti et disculpent treize des dix-sept accusés. 2 juillet 2004. Condamnés, Myriam Badaoui, Thierry Delay, Aurélie Grenon et David Delplanque acceptent le verdict de la cour. Sept accusés sont acquittés. Six sont condamnés et font appel.

3-30 novembre 2005. Procès en appel devant la cour d'assises de Paris.


EXTRAITS DU LIVRE DE FLORENCE AUBENAS

La piste belge

Le 9 novembre 2001, en Belgique, l'inspecteur principal Freddy Van Cayseele attend devant le siège de la police fédérale d'Ypres le convoi qui doit arriver de France. Cela fait des semaines que son service est arrosé de fax estampillés " Urgent " le remerciant d'avance pour sa " vélocité " et sa " précieuse collaboration ". Signé : " Fabrice Burgaud, juge d'instruction à Boulogne-sur-Mer ". Au commissariat, les collègues de Van Cayseele ont levé les sourcils. Pourquoi faut-il toujours que les Français nous prennent pour des cons ? Est-ce qu'ils s'imaginent qu'on ne devine pas leurs airs supérieurs derrière leur politesse ironique ?

La mission " extrêmement pressante " consiste à localiser une maison sur le territoire du royaume dans une affaire de pédophilie. Les policiers flamands en sont déjà tourmentés. " Depuis Dutroux, c'est du sensible, ces dossiers-là. On les manipule comme de la nitroglycérine, pire que le terrorisme. "

Les documents envoyés par Boulogne-sur-Mer ne laissent en tout cas aucun doute sur la validité de la " piste belge " ;

" II est avéré que des mineurs ont été emmenés depuis la France vers Ypres où des viols et des films ont été faits. A chaque fois, ces faits se seraient passés chez un Français nommé Daniel Legrand. Les enfants ont 4-6-8 ans (les faits sont établis). Maintenant il s'avère que tout le matériel porno et les photos des mineurs n'ont pas été découverts en France et sont stockés en Belgique. "

L'administration française a laissé comprendre aux Belges que si les investigations traînaient "bêtement", preuves et coupables risquaient de s'envoler. Comme de bien entendu, il y eut des allusions plus ou moins fines aux fiascos - justement - de l'affaire Dutroux, où la guerre entre les services de police belges avait retardé l'enquête. Un fonctionnaire parisien a glissé que la justice française, elle, " comptait obtenir de meilleurs résultats. Pour nous, la gestion du dossier Dutroux restera l'exemple de tout ce qu'il ne faut pas faire. La traque des réseaux pédophiles est une priorité nationale et nous comptons être parmi les premiers pays d'Europe à en démanteler un ". Selon la commission rogatoire internationale, Freddy Van Cayseele et son service sont donc chargés de " repérer l'habitation de ce Daniel Legrand, dont le fils s'appelle également Daniel Legrand ". Elle se trouverait à une petite heure de route de Boulogne-sur-Mer, " entre un supermarché et un parc d'attractions dans la région d'Ypres, sebn les renseignements fournis par les enfants Delay et leur mère Myriam". [...]

Ce sont les deux enfants que Freddy Van Cayseele attend devant le siège de la police fédérale à Ypres, ce 9 novembre. Les voilà, en fin de matinée, escortés par un officier et une assistante sociale. Ils'agit maintenant d'être irréprochable dans les méthodes. Pour éviter qu'ils ne s'influencent, les deux frères sont mis chacun dans une voiture différente.

13-19 OCTOBRE 2005"

Myriam Badaoui, la mère

" J'ai donné des noms, c'était comme ça, ça sortait tout seul. " Cette femme de 37 ans, " au passé de souffrances bien réel ", dira l'avocat général est sans doute une des clés de l'affaire. Tout en reconnaissant son propre rôle dans les viols et les sévices sur enfants, Myriam Badaoui a multiplié les dénonciations, accréditant la thèse d'un réseau de pédophiles. Elle et son mari, Thierry Delay, ont été condamnés à quinze et vingt ans de réclusion criminelle.

Les autos roulent en pays flamand, des rues toutes droites qui ressemblent à des nationales, des maisons basses éparpillées entre les champs, les vaches et les parkings. Il se met à pleuvoir. Vlad soudain se redresse. Il vient de désigner une ferme, au bout d'un chemin bordé d'arbres et de remises agricoles, au numéro 87 de la Menenstraat. Dans la voiture suivante, Jordan se tord le cou. " II semblait plus important pour lui de voir ce que faisait Vlad que de tâcher de se repérer ", se souvient Van Cayseele. Jordan finit par pointer une maison ouvrière, briques rouges, volets peints au 83 de la même rue. Il se ravise : ce serait plutôt celle d'à côté, qui lui ressemble comme une jumelle, le numéro 81. Et, non, finalement, il se décide aussi pour le 87, comme a dit Vlad, Evidemment. "Vlad, c'est lui qui sait."

Freddy Van Cayseele descend de voiture. Dans ce coin paisible, tout le monde se connaît. Un vieux couple habite la maison de brique désignée par Jordan ; un jeune agriculteur a installé son bétail dans la ferme montrée par Vlad, mais réside ailleurs. Les renseignements sont soigneusement notés, les lieux photographiés, et les deux petits garçons repartent vers Boulogne presque aussitôt. Au commissariat d'Ypres, on ne peut s'empêcher d'être soulagé. Mission accomplie. Finalement, ça ne s'est pas si mal passé avec les Français.

"Ce Legrand. c'est Satan en personne "

Quatre jours plus tard, le 13 novembre vers 18 heures, nouveau coup de téléphone de Lille aux collègues belges. L'excitation est à son comble. Les policiers viennent de montrer à Myriam Delay les clichés des maisons désignées par Vlad et Jordan ainsi qu'une photo d'identité de Daniel Legrand père, récupérée auprès des services boulonnais du permis de conduire, et une autre de Legrand fils. Myriam Delay a dit oui, oui à tout, formellement oui : c'est bien là et c'est bien eux. Dans la ferme, raconte-t-elle, on poussait les bottes de foin pour mettre des matelas où les enfants étaient pris en photo et violés. Dans la maison de brique, les enfants sont restés avec deux individus, mais elle a dû partir. Quant à l'homme du sex-shop, qui revenait dans toutes ses déclarations, il s'agit de Daniel Legrand père. Elle l'affirme maintenant : il organisait tout, un monstre, " Satan en personne ", celui " qui se retrouvait partout où nous allions ". Si Vlad refusait de faire une fellation, il la brûlait, elle, Myriam, avec une cigarette. Vous voulez voir les cicatrices ? Elle peut les montrer, là, tout de suite, à qui veut.

Les policiers français avertissent leurs collègues d'Ypres qu'il est inutile de rechercher le Legrand en question. En ce moment, il est sur le territoire français. " Un type très fort, ont sifflé certains enquêteurs. Il s'est fait une couverture absolument parfaite : le bleu d'ouvrier. "

Legrand père travaille depuis des années dans une entreprise de construction métallique, à Saint-Léonard, la zone industrielle de Boulogne-sur-Mer. Le compte en banque à son nom affiche un millier de francs de découvert, situation banale, donc rassurante. Mais pour le reste aucun fichier administratif ne porte sa trace. Rien, un grand blanc informatique, comme c'était déjà le cas en Belgique. Legrand a résilié depuis plus d'un an tous ses abonnements aux services publics - plus de téléphone, plus de lieu de résidence permanent. Femme et enfants sont installés chez des proches, mais lui circule sans cesse d'un lieu à l'autre, ne donnant pas forcément au même endroit chaque soir.

Les Français trouvent ce Legrand génial : un ouvrier, mais insaisissable comme un fantôme. La souricière sera tendue à son entreprise. " On ira le chercher demain matin ", dit le SRPJ de Lille aux Belges. [...]

Papa Legrand a 50 ans, un homme plutôt petit qui travaille chez Delattre, entreprise en charpentes métalliques, depuis juillet 1973. Les relevés de la pointeuse indiquent trente ans d'une vie régulière comme une horloge - 7h45-l7h -, pour un peu plus de 7 000 francs par mois. Jamais de retard, jamais de signalement défavorable. "Il a eu toutes les médailles du travail, mais cela ne l'intéresse pas de grimper, dit son patron. Il est très craintif, plutôt rustre, et il aime obéir : il se complaît dans son statut d'ouvrier de base. [...]

Sur les chantiers, on ne se bouscule pas pour faire équipe avec lui. Trop dur à la tâche, on l'a surnommé " la bête ". Même à l'heure de la gamelle, il continue à parler charpente au lieu d'écouter tranquillement la radio dans la camionnette, comme tout le monde. [...] Le jour de son arrestation, Papa Legrand avait à la main sa sacoche à outils dont il vérifie chaque pièce tous les soirs, et un paletot de velours côtelé par-dessus son bleu de travail. Lui seul a le droit de le repasser. " C'est mon plus beau costume. "

Au commissariat, Legrand a une hantise : sortir vite, sinon, "je vais arriver en retard au chantier et me faire engueuler ". Il demande s'il est là pour vol. " Pire ", dit le policier. Pour meurtre, alors ? " Pire ", dit le policier. On lui annonce qu'il est Satan et qu'il viole des enfants en Belgique. Papa Legrand se récrie ; " Mais j'ai pas le temps ! Moi je fais ma semaine, puis je fais mon mois, puis je fais mon année. Pourquoi on vient m'emmerder avec des conneries ? " II regarde chaque minute qui tourne. Il est nerveux. Cette fois, c'est sûr, il sera en retard.

Le policier lui dit que Myriam Badaoui l'a reconnu sur des photos. "Je plane à 15 000. Je ne sais pas qui est cette femme, je ne suis pas allé en Belgique depuis plus de trente ans. " Les policiers lui demandent s'il n'a pas fait un chantier à Outreau. Legrand dit que oui, il y a quatre ou cinq ans. Et cette manie de déménager, de n'habiter nulle part, n'est-ce pas pour semer la police ? En plus, Legrand fume : les brûlures de cigarette sur Myriam, ça ne lui dit rien ? Papa Legrand est fatigué de ces questions auxquelles il ne comprend goutte. Il n'arrive même pas à évaluer la gravité de ces choses qu'on lui reproche, il ne pense qu'à la pointeuse de l'entreprise Delattre.

Aurélie Grenon, la voisine

Elle a participé avec son ami David Delplanque aux " séances " organisées par Myriam et Thierry Delay. Confrontée aux autres accusés par le juge Burgaud, Aurélie, 23 ans, emboîte le pas de Myriam et la suit dans ses extrapolations les plus aventureuses. Considérée par l'avocat général comme une " proie facile " entre les mains du couple Delay, elle a été condamnée à quatre ans d'emprisonnement pour viols et agressions sexuelles sur mineurs. Elle n'a pas fait appel.

Fabrice Burgaud, le juge

" Les enfants ne peuvent pas mentir... " A Boulogne-sur-Mer, son premier poste, c'est la conviction du juge Burgaud, dont l'instruction repose avant tout sur les déclarations de Vlad et de ses frères et sur celles de leur mère, Myriam. L'effondrement de l'accusation devant la cour d'assises de Saint-Omer, le 2 juillet 2004, ne suffira pas à entamer ses certitudes. Aux avocats qui assènent " cette femme vous a menti ", ce magistrat de 32 ans, nommé depuis substitut à la section anti-terrorisme de Paris, se borne à répéter : " Ce n'est pas vrai que tout est inventé. "

Daniel Legrand fils est entendu dans le même commissariat. Il a 20 ans. Il dit ne rien savoir, et les policiers relèvent avec humeur qu'il " adopte ce même comportement incrédule pendant tout l'interrogatoire ". Il est conduit devant le juge. " Si vous n'avez rien à dire, allez réfléchir en prison. C'est un dossier qui est parti pour quatre ans d'instruction et vingt ans de peine. "

Les deux Daniel Legrand sont incarcérés. [...]

"Quand je niais, je n'étais rien, on ne n'écoutait pas."

Quand vient le jour de la confrontation, le 17 décembre, Legrand fils remarque surtout Aurélie Grenon dans le cabinet du juge. Ils ont le même âge, tous les deux. Elle a les cheveux sur les épaules, le regard en coulisse, un soupçon de rouge à lèvres. Elle parle de sexe, elle raconte des scènes de partouzes.

Legrand fils est joli garçon. Il se serait bien vu footballeur. Il a suspendu sa vie à ce rêve, les trois entraînements par semaine, le match du samedi après-midi, les copains qui l'ont surnommé Paul Ince, comme le joueur anglais. Le reste du temps, il tourne dans le quartier à Wimereux. "Le matin, on se lève, on frappe les uns chez les autres, on sort ensemble et on recommence le lendemain. "

Devant le juge, le jeune Legrand ne sait que dire. Il n'a jamais caressé ni adulte ni enfant. Il affirme qu'il est vierge, propose de subir un test pour le prouver. Dans le cabinet d'instruction, avocats, greffiers, tout le monde rit de sa balourdise, et Aurélie Grenon aussi. Le jeune Legrand a honte et honte d'avoir honte. Il regarde son avocate. "J'ai vu qu'elle ne me croyait pas, qu'elle ne me laisserait aucune chance."

Aurélie Grenon continue de l'accuser. Elle raconte avec des détails crus comment elle participait elle-même. Puis elle reprend le bus pour rentrer chez elle. Lui est ramené en cellule. Depuis, il n'arrête pas de penser à "la jeune demoiselle de l'autre jour. Elle explique qu'elle est coupable, elle raconte n'importe quoi et elle est sortie de prison. Moi, je dis que je suis innocent et je suis derrière les barreaux : le monde à l'envers ". C'est un choc pour lui.

Le jeune Legrand s'en veut. Il a le sentiment que tout est de sa faute, qu'il a déclenché un cataclysme où il a entraîné son père. A Wimereux, le fils de " la bête " ne cherchait pas d'emploi, il faisait semblant pour calmer ses parents. Il fumait des pétards en cachette, une fois il a même pris de l'héroïne pour voir ce que ça faisait. Il sortait en boîte le week-end après le match de foot. En 1999, il a accompagné un copain en Belgique acheter un pot d'échappement avec un chéquier volé. La plainte déposée puis retirée par le garagiste est restée au fond de la mémoire d'un ordinateur au commissariat de Mouscron : les policiers cherchaient un Legrand de ce côté-là de la frontière et ils sont tombés sur lui, puis sur son père. Legrand fils pense qu'il doit trouver un moyen de les sortir de là. [...]

Le 4 janvier 2002, il envoie un nouveau courrier au juge, mais aussi à la chaîne de télévision France 3 "Je vais faire des révélations car je ne supporte plus à garder cela au fond de moi. Je ne voudrais pas endosser la mort d'une fillette alors que je n'étais que simple témoin. Je me trouvais fin 1999 chez les Delay quand Thierry Delay [le mari de Myriam] et un vieux monsieur sont arrivés avec une petite fille, soi-disant belge. [...] Le vieil homme a abusé de la petite fille, elle a hurlé, c'est là que Thierry l'a battue à mort à la tête. Il avait filmé, mais après ce drame il a détruit la cassette. Thierry m'a fait des menaces de mort. Je suis rentré chez moi. "

Un des enquêteurs se souvient du sentiment de triomphe, ce jour-là, parmi ceux qui travaillaient sur le dossier. " On disait ; "Legrand nous a fait un formidable cadeau" on y croyait. Instinctivement, ce gosse nous avait donné ce qu'on cherchait. "

L'affaire explose comme une bulle de sexe et de sang. Au palais de justice de Boulogne-sur-Mer, le jeune Legrand est convoqué en catastrophe le 9 janvier 2002. Il n'a pas tenu son avocate au courant, elle le regarde approcher, écœurée. " Quelqu'un d'autre va s'occuper de vous. Ce n'est pas mon genre de dossiers. "

Daniel Legrand fils entre dans le bureau de Fabrice Burgaud. " Le juge avait complètement changé avec moi, tout gentil. Il m'appelait "Monsieur Legrand". Il me demandait : "Et est-ce que vous avez mangé ?" Quand je niais, je n'étais rien, on ne m'écoutait pas. Quand je me suis mis à mentir, à lui dire ce qu'il voulait entendre, j'existais. "

Il est confronté à Myriam sur le meurtre de la petite fille. " Le juge lui a posé une question, continue le jeune Legrand. Elle s'est trompée, elle a mal répondu. Elle s'est mise à pleurer. Je me suis dit : "C'est bon, elle va se rétracter et dire la vérité." Le juge lui a lu la lettre que j'avais envoyée. Il l'a aidée, en fait. Il l'a rassurée. Elle n'avait qu'à répéter. Alors, elle a arrêté de pleurer et elle a tout confirmé. " Ils se connaissent si bien, à force, le juge et l'accusée. Myriam prend toujours soin de préciser les heures, les détails, l'habillement aussi. Elle sait que le magistrat y tient. "J'étais attachée au lit, je ne pouvais rien faire. La petite était brune, la peau bronzée. Elle avait deux couettes, un jogging bleu avec un lapin blanc sur le devant. " Après que Thierry l'a tuée, il a enveloppé le corps dans un " drap rosé avec des petites fleurs violettes " et il est parti vers les jardins ouvriers. De toute manière, " Vlad était là. Vlad sait,Vlad a tout vu". [...]

"J'étais dans un engrenage, dit le jeune Legrand. J'avais décidé de mentir. J'ai cru au début que cela me donnerait la gentillesse du magistrat. Après, j'ai eu peur de sa réaction si je faisais marche arrière, qu'il me transfère en région parisienne où personne ne viendrait me voir, où les autres détenus me lyncheraient comme violeur d'enfants. " Fabrice Burgaud fait passer les albums photos au fils Legrand pour verrouiller sa procédure. Le jeune homme pointe sans se tromper les visages des garçons Delay, qu'il s'accuse d'avoir abusés. Le greffier acte que Legrand " reconnaît formellement " ses victimes. Lui se souvient que cela avait été facile. " Le juge me donnait un coup de main, il me présentait l'album en mettant son doigt sur les bonnes photos. " .

Daniel Legrand père et fils

Ils portent le même prénom et vont se trouver l'un et l'autre emportés dans la même tourmente. Le père Legrand, ce " Satan " que Myriam présente comme la tête du réseau de pédophiles, est en réalité un ouvrier de 51 ans qui se crève à la tâche pour payer ses traites. Il sera acquitté le 2 juillet 2004. Son fils de 22 ans, qui dans la folie de l'instruction avait inventé le meurtre d'une fillette, a été condamné à deux ans de prison ferme... pour agressions sexuelles. Il a fait appel.

En parallèle, des télégrammes ont été envoyés aux antennes Interpol à La Haye, Wiesbaden, Londres, Luxembourg, Berne et Bruxelles sur la disparition d'une enfant de 5-6 ans entre septembre et décembre 1999. Est également recherché le complice de Thierry Delay, qui aurait emmené la petite à la Tour du Renard, un homme de nationalité belge, grisonnant, légèrement dégarni.

" J'ai découvert un monde où la folie a pris le dessus. "

En février 2002, un gardien de la prison de Longuenesse contacte Fabrice Burgaud. Il est affolé. Le fils Legrand dit maintenant avoir tout inventé, la petite fille, le meurtre, les viols, il ne connaît ni Wiel, ni Martel, ni même aucun Delay, qu'il soit homme, femme ou enfant. " Tant pis si je suis foutu. Je n'en peux plus, explique Legrand. Je voulais faire éclater le mensonge de ces gens. Je m'excuse auprès de la société, de la justice et de France 3. "

Le jeune Legrand attend avec impatience la réponse d'Interpol. Elle prouvera qu'il a tout inventé. Le résultat des investigations arrive : aucune disparition de petite fille correspondant au signalement n'a été déclarée à la période donnée.

Mais le piège s'est déjà refermé. * Legrand revient sur ses premières déclarations, ce qui est démenti par Aurélie Grenon, David Delplanque et Myriam Badaoui qui confirment bien que Legrand et Wiel étaient ensemble au moment des viols ", détaille un rapport de police. Aude, l'aînée de Sandrine Lavier, " décrit également une scène avec une petite fille belge sur un parking ". Et puis un procès-verbal, signé de la main de Legrand, fait foi : il a reconnu les enfants Delay sur photos. Les recherches négatives d'Interpol prouvent au contraire combien le réseau est protégé.

"J'ai découvert un monde où la folie a pris le dessus ", dit le jeune Legrand.

Dans sa cellule à Loos, Myriam enrage de ces revirements. On dirait que c'est elle qui soutient le juge maintenant. Elle lui écrit : " J'ai très mal quand je les entends dire oui et après non. Ils vous font tourner en rond. " Si seulement on la laissait faire, elle a l'impression qu'elle saurait quoi leur dire, elle, à tous ces gens " qui ne prennent pas leurs responsabilités ". Elle s'exclame : "Je voudrais être juge... " Elle a hâte qu'on la convoque. Qu'on l'interroge, encore et encore. [...]

Elle sent Burgaud fourbu, elle l'éperonne. " Je voudrais que la confrontation reprenne Je sais que vous êtes très fatigué, excusez-moi. " Elle aurait des révélations à faire, si seulement il la convoquait. " S'il vous plaît, faites-moi venir une nouvelle fois. " Elle est convoquée. Comment faire autrement ?

Maintenant, elle lui répète ses phrases, ses propres phrases à lui. * La parole de tous ces enfants est la preuve qu'ils ont vécu l'enfer. Les enfants ne mentent pas. " Elle prend l'air docte, levant la main, fronçant le sourcil. Elle ferait rire tant la pose est outrée. On jurerait qu'elle se moque de lui si on ne la savait si naïve. A la fin, c'est elle qui le rassure. " Je ne vous laisserai pas tomber, je prouverai que les enfants ont dit la vérité. "

De preuve, elle n'a que le verbe. Elle va en dire plus, toujours plus. Là, par exemple, le prénom de la petite fille belge lui revient. " Elle s'appelait Zaya, cheveux noirs, crépus, mon mari l'a tuée. Elle gisait par terre comme une légume. " Myriam pourrait aussi en raconter davantage sur " tous ces hommes qui me sont passés dessus. Jordan, mon troisième fils, me soutenait. Hé oui, ce petit bout de chou se mettait devant moi, essuyait mes larmes, le sang qui coulait de mon nez. Il retirait son pantalon et il se donnait quand il voyait l'état dans lequel j'étais ". Elle aime aussi à revenir sur ce jour où " Satan ", " Hitler ", bref, le " monstre Daniel Legrand (père) * lui grave une croix au cutter sur la cheville gauche. Il lui lance : " Tu pries Dieu ? Eh bien tiens, voilà une croix, tu pourras le faire. " Elle peut montrer la cicatrice.

Les procès-verbaux s'accumulent, les auditions se succèdent, les vérifications s'empilent. Il y en a toujours une en cours, une à lancer, une à recevoir. Si le cadavre de la petite fille belge n'est pas dans le jardin de Delay, peut-être est-il dans celui du curé ? Ou au manoir de l'huissier ? Ou à sa résidence d'été à Hardelot ?[...] Les enfants livrent encore d'autres noms, d'autres lieux. Le dossier fait des milliers de pages. C'est un monstre, couvert de tentacules, bosselé d'excroissances dont plus personne n'a la maîtrise. [...] A Boulogne-sur-Mer, on attend le deuxième rapport de Freddy Van Cayseele, l'inspecteur principal de la police fédérale d'Ypres, en Belgique. De nouvelles vérifications lui ont été demandées sur des éléments de preuves avancés par Myriam ou les enfants. La mère affirme que le taxi de Pierre Martel avait été contrôlé par la police pendant une des expéditions en pays flamand.

Jordan Delay, lui, n'en finit pas de parler : " Il avait quatre caméras de chaque côté et on faisait ça avec des animaux, des cochons, des vaches, des chèvres, des moutons, un cheval. Le mouton mettait sa zigounette dans mon derrière. " " Où ? ", demande Burgaud. " A la ferme en Belgique, On l'a vue dans le journal avec ma tata. "

Les services de Van Cayseele ont donc été chargés de s'assurer si certaines immatriculations françaises avaient fait l'objet de contrôle ces cinq dernières années et d'interroger à nouveau les voisins de la ferme, identifiée en novembre 2001 par Jordan et Vlad à côté du parc d'attractions de Bellewaerde et du supermarché Stock Bossart.

L'inspecteur principal Van Cayseeîe ne dira jamais qu'il a le sentiment que les juges de Boulogne-Sur-Mer lui ont fait perdre son temps. Il regarde droit devant et lâche, stoïque : " C'est mon travail " Mais le 1er mars 2002, lorsque toutes les enquêtes de son service se révèlent à nouveau vaines, Van Cayseele décroche son téléphone avec un certain agacement et appelle ses collègues français chargés du dossier. C'est le lieutenant Franck Devulder, du SRPJ de Lille, qui décroche. Devulder s'épanche, lui aussi. Des confidences de commissariat, un ton de connivence entre policiers. Oui, chez eux, parfois, ils ont également l'impression que l'enquête s'égare, que les Delay, mère et fils, disent n'importe quoi, que le juge galope derrière.

Le rapport de Van Cayseele arrive enfin à la cour d'appel de Douai, à la fin du mois de mars. Noir sur blanc, l'inspecteur principal d'Ypres étale publiquement la conversation officieuse qu'il a eue avec le lieutenant français :

" Nous apprenons par notre collègue Devulder Franck que la déclaration au sujet de l'enfant qui aurait été assassinée a été inventée de toutes pièces et qu'il ne travaillerait désormais plus sur cette affaire. En ce qui concerne [le sex-shop dans] la région d'Ostende, rien ne serait vrai non plus, étant donné qu'il y a eu une mauvaise transmission d'information entre le juge d'instruction et la presse. Pour le moment l'enquête se trouve dans une impasse étant donné que les enfants commencent à inventer toutes sortes de choses vu le nombre élevé d'auditions qu'ils ont déjà dû subir. Il s'avère que le fils Legrand Daniel a inventé ces faits dans l'espoir d'obtenir une réduction de peine. En ce qui concerne la mère qui confirmait cela, il s'avère qu'elle donne une réponse positive à toutes les données apportées de telle sorte qu'on ne peut pas tenir compte de ses déclarations. Selon notre collègue français, il n'y a par conséquent pas de piste sérieuse en direction de la ferme en question. "

Quand on demande à Van Cayseele à quel moment il a arrêté de croire à la piste belge du dossier d'Outreau, il a le petit sourire du policier entre deux âges, juste un peu cabossé, un peu roublard, comme adorent les montrer les feuilletons télévisés. Il dit que la question n'est pas de croire. C'est même là tout le problème de ce dossier. " Ce sont les éléments qu'il faut regarder. Et là, les éléments manquent. " La voiture de Martel n'a jamais été contrôlée en Belgique. Dans la ferme, il y a des vaches et un chien, mais pas de porc depuis quinze ans. Pour les chevaux et les moutons, il n'y en a jamais eu. La seule piste belge que Van Cayseele ait jamais trouvée reste ce voyage que Vlad Delay avait fait avec les œuvres sociales de la mairie au parc d'attractions de Bellewaerde, à côté du supermarché Stock Bossart.


Six prévenus en colère

Que va-t-il se passer lors du procès en appel de l'affaire d'Outreau qui s'ouvre le 3 novembre ? Les six condamnés par les assises de Saint-Omer en 2004 seront-ils acquittés comme l'ont été sept des treize personnes initialement mises en examen qui n'ont cessé de clamer leur innocence ? Ou bien vont-ils voir confirmer leurs peines ? Difficile de risquer un pronostic. Les dysfonctionnements mis au jour lors du procès de Saint-Omer et dénoncés par l'ancien garde des Sceaux Dominique Perben comme par la commission Viout, chargée d'enquêter sur ce fiasco judiciaire, devraient a priori aboutir à ce que tous soient disculpés. Au minimum en vertu de la présomption d'innocence. Mais bien que le climat soit aujourd'hui moins chargé d'émotion et donc favorable à un examen plus rationnel du dossier, les avocats de la défense ne savent pas ce qui les attend. Tous ont été trop échaudés par le verdict illisible rendu à Saint-Omer. De nouveaux éléments permettent cependant à certains d'espérer une issue positive. C'est par exemple le cas d'Hubert Delarue, conseil de l'huissier Alain Marécaux, blanchi dans le dossier Outreau mais condamné à dix-huit mois de prison pour atteintes sexuelles à rencontre de son fils. Depuis, l'enfant a subi une contre-expertise psychiatrique qui, selon cet avocat, fait apparaître " des motifs suffisamment probants pour disculper Marécaux ". De leur côté, Eric Dupond-Moretti et Julien Delarue, défenseurs de Daniel Legrand fils (trois ans de prison, dont un avec sursis), comptent s'appuyer sur un nouveau témoin : un autre Daniel, surnommé " Dany le grand " par une victime et devenu, avec une incroyable légèreté, Daniel Legrand dans la procédure ! " Bien sûr, aucun élément ne permet de mettre cette personne en cause, déclare Me Delarue, mais cet incident illustre à quel point l'enquête a été mal faite. "

Philippe Lescène, l'avocat de Sandrine Lavier (trois ans de prison avec sursis), veut croire que le seul délit d'attentat à la pudeur retenu contre sa cliente sera balayé par les jurés parisiens, " plus indépendants que leurs homologues de province ". Sa consœur Caroline Matrat-Maenhout, qui défend Thierry Dausque, disculpé dans le volet criminel mais condamné à quatre ans de prison dont un avec sursis pour agressions sexuelles et corruption de mineurs, redoute néanmoins que " l'on tente une nouvelle fois de sauver l'institution judiciaire en soutenant l'accusation ". Blandine Lejeune, avocate de l'abbé Dominique Wiel (sept ans de prison), sait que sa tâche ne sera guère plus aisée qu'en première instance, où la morgue du curé ajoutée au tapage de son comité de soutien avaient fait mauvaise impression. Quant à Franck Berton, défenseur de Franck Lavier (six ans de prison), il craint, lui, que le franc-parler rudimentaire de son client ne le desserve à nouveau. Seule certitude : le parquet de Douai - fait rarissime - n'a pas fait appel des acquittements ni des condamnations. Les peines pourront être ou réduites ou annulées. Mais pas aggravées.

SYLVIE VÉRAN

© Seuil

" La Méprise. L'affaire d'Outreau ",

par Florence Aubenas, Seuil, 256 p., 19 euros.

Source : http://hebdo.nouvelobs.com/

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