Suicides dans les entreprises  

Lorsqu'une entreprise est accusée par un syndicat d'être responsable du suicide d'un employé, la voix de l'entreprise est entendue et présentée dans les médias, dans le respect du contradictoire. On en vient alors à considérer que le suicide est "un choix personnel" et que de nombreux facteurs peuvent entrer en jeu dans cet acte. Lorsqu'il s'agit d'un suicide au sein d'une minorité spirituelle, cette dernière est accusée d'en être responsable sans autre forme de procès ni aucune possibilité pour elle de se défendre. Le climat de violence et de discrimination grossière à l'encontre des minorités spirituelles depuis 25 ans autorise et officialise ce genre d'injustice.

Suicide : les juges n'en font pas encore une maladie

Libération, 15 mai 2007
http://www.liberation.fr/actualite/societe/253811.FR.php

La jurisprudence sur la reconnaissance du suicide au travail comme maladie professionnelle se construit laborieusement. Hier, le tribunal des affaires de la sécurité sociale de Tours délibérait dans le litige opposant la société EDF aux enfants de Dominique Peutevynck, salarié de la centrale nucléaire de Chinon, qui s'est donné la mort en août 2004 ( Libération du 6 mars). Les magistrats ont reconnu la constitution de partie civile du syndicat CGT de la centrale, mais ont déclaré "irrecevable" celle des enfants, qui ont attaqué EDF pour "faute inexcusable". Le tribunal a ordonné une nouvelle expertise du comité qui devra se prononcer sur l'éventuelle responsabilité d'EDF et des conditions de travail.

Si le suicide du salarié avait été reconnu comme "maladie professionnelle" par un premier avis du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (C2RMP) des Pays de la Loire, ce dernier n'avait pas imputé le geste de Dominique Peutevynck aux conditions de travail du salarié. Et donc à EDF, gestionnaire de la centrale. Mais sur le fond le syndicat CGT de l'entreprise critique toujours les conditions de travail : "Il existe une véritable situation de mal-être sur l'ensemble des sites nucléaires d'EDF", avait dénoncé Guy Cleraux, secrétaire général du syndicat, au cours de la première audience.

De son côté, EDF par la voix de Philippe Toison, son conseil souligne que le suicide demeure "un choix personnel" et qu'elle n'est pas capable "de dire quels éléments" pourraient "expliquer de tels gestes". Depuis août 2004, pas moins de six agents répartis sur les deux centrales de Chinon et Saint-Laurent-des-Eaux se sont donné la mort. Cette situation dégradée a conduit l'entreprise à créer, en avril dernier, un observatoire national de la qualité de vie au travail et à procéder à la mise en place d'un numéro vert pour les salariés. Des mesures toujours jugées "insuffisantes" par les représentants CGT du comité central d'entreprise.

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"Le journal du CNRS", http://www2.cnrs.fr/presse/journal/2198.htm

Suicide dans l'entreprise : l'ultime témoignage

300 à 400 salariés se suicideraient en France chaque année (1) sur leur lieu de travail. Impossible de ne pas faire le rapprochement entre souffrance et situation professionnelle. Tout en explorant cette piste, les cliniciens font part de leurs inquiétudes sur ce phénomène dangereusement banalisé. Rencontre avec l'un d'entre eux, Christophe Dejours, psychiatre et directeur du Laboratoire de psychologie du travail et de l'action (2). Celui-ci contribue à l'élaboration d'un guide pratique sur la conduite à tenir en cas de suicide (3).

Vous vous penchez sur l'ultime témoignage de la souffrance au travail, le suicide dans l'enceinte de l'entreprise (4). Un fléau qui touche toutes les catégories socio-professionnelles, des ouvriers aux cadres. Ce travail de recherche est un des rares sur le sujet, pourquoi ?

Christophe Dejours : Parce que ce phénomène est récent, cliniquement nouveau. Il est apparu il y a une huitaine d'années. Avant cela, il touchait exclusivement les agriculteurs et salariés agricoles acculés par les dettes et dont lieux de vie et de travail se confondaient. (...)

Qu'est-ce qui a déclenché cette apparition du suicide sur la scène professionnelle ?

C.D. : Un des éléments déclencheurs est la dégradation profonde du " vivre ensemble ", les gens sont très seuls face à l'arbitraire. Il y a toujours eu de l'injustice ou du harcèlement dans l'entreprise, mais autrefois, les syndicats, entre autres, scellaient les solidarités. Aujourd'hui, avec l'effritement de ces solidarités et la peur de la perte d'emploi, la convivialité ordinaire elle-même est contaminée par des jeux stratégiques qui ruinent les relations de confiance et colonisent l'espace privé. Notamment chez les cadres, dont la vie tout entière est tendue par une lutte pour progresser dans leur carrière ou pour ne pas perdre leur position.

Quels sont les indices qui mettent en évidence la responsabilité de l'entreprise dans ce type de suicides ?

C.D. : Certaines victimes laissent une lettre, un journal, d'autres se suicident devant leurs collègues. Leurs mots accusent l'entreprise et désignent des coupables. Le ton est celui de la colère, de la honte, de la défaite. N'arrivant plus à gérer le conflit qui les opposait à une hiérarchie ou à des collègues, elles ont perdu confiance en elles et retourné cette violence contre elles. Soulignons que ces personnes étaient souvent zélées, brillantes, sociables. Elles avaient beaucoup investi dans l'entreprise et n'ont pas supporté d'être injustement déconsidérées, rétrogradées.

Y a-t-il une remise en cause de l'entreprise et de ses membres à la suite d'un événement si grave ?

C.D. : Les médecins du travail se heurtent à une sorte de conspiration du silence. Le suicide déclenche la culpabilité de chacun, et à tous les niveaux de l'entreprise, on préfère occulter ce qui s'est passé.

Quel est le danger d'un tel déni ?

C.D. : Il y a un risque pour l'entourage professionnel du défunt de porter la culpabilité de sa mort, qui va empoisonner les relations entre les survivants. Le fait que l'entreprise ne réagisse pas pourrait signifier que la personne décédée ne représentait rien, que même un suicide n'arrête pas le travail. Et dans ces cas, il n'est pas rare qu'un suicide soit suivi par un autre suicide.

Votre rôle - cliniciens et chercheurs - est d'alerter sur cette banalisation afin de prévenir d'autres cas, comment ?

C.D. : En brisant le silence qui suit le suicide, puis en identifiant le mobile. Les lettres, les témoignages de l'entourage personnel des défunts font référence à des signes avant-coureurs. Si le travail est bien en cause, il faudra que le management évolue.

Propos recueillis par Stéphanie Bia

1. Estimation d'après la seule enquête quantitative menée en 2003 par l'inspection médicale de Basse-Normandie.

2. Au Cnam.

3. Destiné aux médecins du travail, aux responsables de ressources humaines et aux délégués des Comités d'hygiène et de sécurité.

4. Revue Travailler : " Nouvelles formes de servitude et suicide ", vol. 13, pp. 53-73, 2005. Christophe Dejours avait aussi publié Souffrance en France, la banalisation de l'injustice sociale, Seuil, Paris.

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à propos du travail de Christophe Dejours, une note de bas de page dans l'article de Raphaël Verrier, "Le remède empoisonné d'un mal imaginaire", sur http://www.cicns.net/Remede_Poison.htm#R20

Note [20] : Lire Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Christophe Dejours, éditions du Seuil, collection Points, janvier 1998. L’auteur y pose la question de savoir comment des hommes ordinaires peuvent-ils commettre le mal sans la moindre mauvaise conscience. En s’appuyant à la fois sur ses propres travaux de terrain et sur les analyses d’H. Arendt sur la banalité du mal, il explique la faiblesse des résistances morales à la souffrance infligée dans le monde du travail par la structure totalitaire de certaines entreprises. Malgré le caractère scientifique de ses recherches, les promoteurs et les firmes utilisatrices des nouveaux modes de management n’ont jamais été soupçonnées de sectarisme par la MILS.

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