Le temps des victimes

 

de Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière - Editions Albin Michel

 

Extraits de lecture par l'équipe du CICNS

 

Extrait du 4ème de couverture : Caroline Eliacheff, psychanalyste, et Daniel Soulez Larivière, avocat, croisent leurs expériences et leurs disciplines pour démonter et explorer ce courant qui a émergé dans les années 80 sur tous les fronts et se nourrit de l'idéal égalitaire et de l'individualisme démocratique. Ils dénoncent les dangers que nous fait courir ce primat du compassionnel et de l'émotionnel qui, parfois déjà, affecte l’intérêt des victimes et pourrait se retourner contre la société tout entière.


(...) Faut-il que la posture de la victime soit payante politiquement pour qu'au sommet de l'État l'on se batte pour occuper la première place ! Pour un homme politique, déclarer sa souffrance (car la victime souffre) présente le double avantage de le rendre semblable à ses concitoyens et de lui donner une raison d'agir, comme le font aujourd'hui les victimes.

(...) La démocratie a donc pour effet de défaire le lien social hérité, subi (...) et de refaire un lien égal et librement consenti (...) c'est à chacun et à lui seul qu'incombe la tâche de trouver un sens à son existence. La charge est d'autant plus lourde que Dieu, le diable, le hasard ou le destin ne peuvent plus faire office de tiers responsable garanti par l'État quand un événement imprévu survient et vous singularise. Où trouver dès lors des responsables ?

(...) Nous voulons être à la fois tous égaux et tous différents. Deux façons - contradictoires en apparence - s'offrent à nous pour résoudre cette tension entre égalité de principe et inégalité de fait : ce sont la performance et la victimisation.

(...) Privée d'un au-delà officiel, où se règleraient les dettes, la société démocratique doit rendre compte dans l'immédiat du préjudice subi par un de ses membres, en lui trouvant une origine. Un coupable en chair et en os. D'autre part, la victime, distinguée par les médias, se retrouve à la une, à l'instar des champions ou des vedettes de cinéma. Soudain célèbre, elle sort de la masse par son malheur, brillant de toute son innocence.

(...) La connaissance et la reconnaissance des victimes ont, aujourd'hui, de puissants relais qui font, en quelque sorte, le pont entre la psychiatrie dans sa fonction diagnostique et la justice dans sa fonction réparatrice. En se mettant au service exclusif des victimes, ces relais deviennent des institutions créatrices d'emplois et de savoir-faire - en principe pour le meilleur.

(...) On ne peut pas ne pas remarquer à quel point la victimologie est en phase avec l'idéologie de la société où elle prospère : avant les années 70, elle n'a pas contribué à faire reconnaître les victimes puisque, confirmant les a priori qui régnaient, il s'agissait de démontrer qu'elles n'étaient pas innocentes. Sous les coups de boutoir des victimes elles-mêmes et de ceux qui les défendaient, elle a fini par se mettre au service des victimes, accompagnant un mouvement qui a trouvé un immense écho politique.

(...) Hormis les associations d'anciens combattants, les associations de victimes ou d'aide aux victimes sont apparues en 1983, dans le prolongement du rapport d'étude du professeur Paul Milliez qui en préconisait la création (...) Chacune a sa spécificité : les victimes d'infractions pénales, les femmes battues et/ou violées, les enfants maltraités, les victimes de discriminations, les victimes des sectes, les personnes âgées victimes, les victimes d'erreurs médicales. Et pour chaque cause, il existe plusieurs associations, car une nouvelle victime se reconnaît rarement dans une association existante et préfère en créer une nouvelle.

(...) A entendre les représentants des associations, c'est grâce aux médias et à un discours parfois jusqu'au-boutiste qu'ils ont arraché de haute lutte à un gouvernement indifférent et à des juges très partagés de nouvelles lois (la reconnaissance du statut de victime civile de guerre, la possibilité pour les associations de se constituer partie civile au procès ou l'amélioration des indemnisations), et réussi à faire évoluer les mentalités.

(...) Ainsi, les victimes, via les associations, défendent l'intérêt général... aux côtés de l'État ! Est-ce véritablement leur place ? Peuvent-elles être juges et parties ? Ne vont-elles pas toujours dans le sens d'une répression accrue en se nourrissant des injustices passées ? Ne sont-elles pas instrumentalisées par un gouvernement qui leur donne l'illusion de les satisfaire en se défaussant sur elles pour justifier une politique toujours plus répressive ? Les États-Unis nous ont précédés et, là-bas, les mouvements de victimes sont depuis longtemps récupérés par les politiciens les plus conservateurs.

(...) Si l'on considère que toute personne qui souffre est une victime, l'extension du domaine de victimisation est sans limites. Qui ne souffre pas ? Qui n'a jamais été l'objet d'un préjudice ? Qui ne s'est senti injustement traité ? Le destin, le coup du sort, la maladie, l'accident, l'injustice, la souffrance au travail sont autant d'occasions à saisir (ou à repousser) pour se sentir victimes, s'organiser (ou pas) autour de cette identité, en découvrir les avantages et les inconvénients.

(...) Toute la substance de la vie économique et sociale peut passer entre le juge et la victime. Le juge est la béquille d'une société dépolitisée, désocialisée et démoralisée, ce qui amène la victime à disposer de pouvoirs éphémères.

Et ce n'est pas tout. Afin d'optimiser la lutte, au cas où les individus ne sauraient pas saisir le juge tout seul, le législateur a créé le 30 décembre 2004 une haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) dont le budget était en 2006 de 10,7 millions d'euros (...) Nul doute qu'on ne saurait qu'approuver tout ce que fait l'État pour créer de nouveaux outils de lutte pour l'égalité et contre les discriminations. La conséquence tout comme la cause de cette évolution réside dans l'individualisation de plus en plus accélérée, l'encouragement à la victimisation et la concurrence avec les formes d'actions collectives traditionnelles visant à promouvoir différemment la défense des travailleurs et des idéaux.

(...) Que deviennent ces hommes et femmes après avoir expliqué leurs problèmes sexuels à cinq millions de téléspectateurs ? Que devient cette jeune fille qui, sur le plateau, crache sa haine au visage de sa mère ? Chacun garde en mémoire de multiples exemples de cette télévision compassionnelle qui utilise la jouissance éphémère des gens, puis les rejette dans un retour improbable à la vie civile.

(...) La notoriété que procure l'état de victime est de même nature que celle du criminel, c'est un narcissisme comme un autre. La victime peut devenir une star qui cumule trois bénéfices : faire l'unanimité à cause du caractère sacré lié à son sort de victime, n'être plus contredite à cause de ce même état, être dans une demande jamais satisfaite et qu'il convient pourtant de satisfaire.

(...) Le vocable "victime" n'est apparu dans le Code de procédure pénale que vers 1970. Et encore, sans y être défini. Il désigne une catégorie qui a fini par pénétrer dans le droit pénal et aboutir à une définition première dans le cadre de l'ONU, le 11 décembre 1985 : "On entend par victimes des personnes qui individuellement ont subi un préjudice, notamment une atteinte à leur intégrité physique ou mentale, une souffrance morale, une perte matérielle ou une atteinte grave à leurs droits fondamentaux, en raison d'actes ou d'omissions qui enfreignent les lois pénales en vigueur dans un État membre, y compris celles qui proscrivent les abus criminels du pouvoir.".

(...) Face à ses victimes, la société réagit de manière différente selon les cultures, anglo-saxonnes, d'une part, française et latines d'autre part. Dans la culture anglo-américaine partagée par tous les anciens pays du Commonwealth, le pénal engage trop l'ordre public pour être confié aux victimes et même pour les y faire participer. Dans la culture française et en partie continentale, la victime d'une infraction réelle ou prétendue est au premier plan.

(...) Plus l'État est fort et omnipotent, plus le droit pénal est étendu parce que toute atteinte à son autorité est une menace, et qu'une menace à cette autorité le met en danger (...) La France est le seul pays au monde où il est impossible de dresser l'inventaire des textes législatifs ou réglementaires assortis de sanctions pénales.

(...) La régulation sociale, c'est-à-dire la paix civile, s'effectue donc à coups d'argent dans une des cultures, à coups de symboles dans l'autre. Mais, dans les deux cas, ce n'est pas sans inconvénient.

Dans le premier cas, cette régulation par l'argent entraîne la course au procès civil, course que l'on peut même mener en groupe avec les class actions (...) Dans notre cas, la régulation par le pénal génère une attitude folle à l'égard de l'auteur d'un préjudice trop facilement qualifiable d'infraction. La folie consiste à tout expliquer par le bien et le mal, par la faute et le péché, en se prévalant du diable incarné dans un homme alors que Lucifer fut justement inventé pour pallier l'absence de sens des événements inacceptables ou d'une extrême contingence et cependant lourds de conséquences.

(...) Non seulement la présumée victime peut forcer l'État à déclencher sa guerre victimaire, mais elle est aussi un acteur sur la scène pénale. N'importe qui se disant victime et disposant de l'apparence d'une victime peut se constituer partie civile au cours d'une instruction, et parler ensuite aux médias puisque le secret ne lui est pas opposable. N'importe qui se prétendant victime peut aussi être présent à une audience correctionnelle ou de Cour d'assises, se constituer partie civile par l'intermédiaire d'un avocat, faire poser des questions au prévenu ou à l'accusé et, à côté du Procureur, plaider pour stigmatiser l'accusé ou le prévenu et demander des peines, même si la loi ne le lui permet pas.

(...) Le point qui fait difficulté est d'ordre chronologique. Au moment du procès, les victimes ont subi un dommage. Qui en est l'auteur ? C'est à la justice de le dire. Mais non pas à elles, les victimes, sinon le lynchage est proche. Chronologiquement, la victime n'est donc pas à sa place dans le procès pénal. Elle ne pourra être reconnue victime que lorsque l'accusé ou le prévenu sera condamné. Tout le problème est là. Selon le raisonnement anglo-saxon, tant sur le plan doctrinaire que dans la pratique, les personnes ayant subi un préjudice, et candidates à l'état de victime, sont les plus mal placées pour accuser l'auteur. Le rôle du procureur est de porter l'accusation parce qu'il n'est pas directement partie prenante.

(...) Laisser au candidat victime le soin d'accuser représente une régression symbolique considérable.

(...) Faire prêter serment aux jurés de respecter les intérêts des accusés, mais tout autant ceux des victimes, est une nouveauté de l'an 2000, née du désir des parlementaires français de gagner les suffrages de ces dernières. Voilà bien une initiative déplacée, au sens propre du terme, puisque, on l'a vu, tant que le jugement n'est pas rendu, la partie civile au procès n'est pas encore "victime".

(...) La grande masse [ndlr : des juges] agit sous la pression de l'opinion publique et des médias. Jadis l'indépendance se définissait par rapport au pouvoir politique. Aujourd'hui, l'évolution de la démocratie transfère cette dépendance du côté de l'opinion. Et nous n'avons encore pas tout vu. La procédure et la loi sont telles que bientôt nous verrons des juges de l'application des peines cités directement devant le tribunal correctionnel pour avoir, selon les victimes, remis trop tôt en liberté l'auteur d'un crime ou d'un délit (...) Si l'on prolonge le discours ambiant et celui de Nicolas Sarkozy sur la responsabilité des magistrats, on y court tout droit.

(...) La victime, au sens moderne, apparaît lorsqu'il y a confusion des genres entre l'intime et le social. Elle devient alors une "institution" soumise à toutes les exploitations et à tous les dangers nés de la disparition de la frontière entre le privé et le public. L'institution victimaire, comme on la connaît aujourd'hui, interpelle la société et peut l'obliger à changer pour éviter le renouvellement du trouble qui a causé le préjudice. Cette fonction régulatrice de la victime dans l'exercice de son devoir et de ses droits de citoyen est positive jusqu'à un certain point. Mais chacun peut comprendre que, si cette force politique de la victime prend le pouvoir, elle se retournera contre les victimes et contre la collectivité tout entière.

 

 

Lire également : La détresse instrumentalisée

 

Lire également La position du CICNS sur la question des victimes d'abus au sein des minorités spirituelles

Haut de page


© CICNS 2004-2015 - www.cicns.net (Textes, photos et dessins sur le site)