Les ennemis des "sectes"

 

condensé d’un article de Massimo Introvigne

(sociologue italien Cesnur  http://www.cesnur.org)

 

Tous les ennemis des “sectes” ne se ressemblent pas. Le front des ennemis des “sectes” n’est pas unitaire. La majorité des spécialistes qui l’ont étudié sont d’accord pour distinguer deux sous-mouvements : un mouvement “contre les sectes” (counter-cult movement) d’origine chrétienne et un mouvement “anti-sectes” (anti-cult movement) d’origine laïque (…) 

 

La définition de “secte” (ou cult en anglais) n’est pas identique dans les mouvements contre les sectes et anti-sectes. La différence capitale est la distinction entre agissements (deeds) et croyances (creeds) que souligne le mouvement anti-sectes, et qui est généralement refusée par le mouvement contre les sectes. “Nous nous occupons seulement des agissements, et non pas des croyances” est le slogan courant du mouvement anti-sectes. Mais, aux yeux du mouvement contre les sectes chrétien, cette position ne peut pas être retenue. Bien au contraire, si nous écoutons Johannes Aagaard, “il faut se rendre compte qu’une croyance est déjà un comportement. Si l’on veut arrêter les comportements erronés, il faut tout d’abord réagir contre les croyances erronées. Mais cela rend nécessaires d’autres croyances (alternative creeds) ! Et c’est ici que le mouvement anti-sectes entre en crise”. (…) 

 

Le mouvement contre les sectes a commencé à mettre en doute la sincérité du mouvement anti-sectes, dont la neutralité vis-à-vis des croyances serait plus apparente que réelle. Le même Aagaard fait observer que le mouvement anti-sectes a aussi son orthodoxie à défendre, celle d’une laïcité conçue comme au 19e siècle (…) 

 

Les définitions de la “secte” selon les croyances ou selon les activités conduisent à une définition différente des priorités. Une analyse des publications contre les sectes aux États-Unis nous montre que la cible la plus attaquée est le mormonisme, suivi de la franc-maçonnerie. En revanche, ni le mormonisme ni la franc-maçonnerie ne jouent un rôle prééminent dans la littérature laïque anti-sectes. Dans certains pays, on trouve des mouvements anti-sectes qui attaquent comme “secte” la franc-maçonnerie mais (en France), les obédiences maçonniques plus rationalistes auront plutôt tendance à se joindre aux campagnes des mouvements anti-sectes.  

Le père Jacques Trouslard déclare que “la secte se caractérise et se définit, non par ses doctrines, ses théories et ses croyances, mais sa "nocivité” et que sa “déontologie” consiste à ne s’occuper “ni des religions ni des églises”, ce qui l’amène notamment à ne pas tenir compte des positions de l’Épiscopat et à continuer à attaquer comme “sectes” des groupes dont l’Église hiérarchique prend la défense, comme l’Office Culturel de Cluny ou, encore une fois, l’Opus Dei. Il s’agit ici des positions typiques du mouvement anti-sectes; le fait d’être prêtre catholique n’empêche pas le père Trouslard (et quelques autres prêtres et pasteurs aux États-Unis) de prendre des positions tout à fait typiques du mouvement anti-sectes. La différence ne concerne pas l’origine ou la foi subjective des membres du tel ou tel autre mouvement. Si l’attention se porte en priorité sur les croyances, il s’agit d’un mouvement contre les sectes. Si, par contre, l’on déclare que les croyances n’ont aucun intérêt pour la définition d’une “secte”, mais qu’il faut se concentrer sur les agissements, nous sommes en présence d’un mouvement anti-sectes. (Dans les années 1970) les parents des jeunes adultes qui avaient adhéré à un nouveau mouvement religieux s’organisèrent pour combattre les “sectes” (cults) en élaborant un modèle assez naïf de ce qui deviendra plus tard l’idéologie du lavage de cerveau. Leurs “enfants” (qui avaient parfois trente ans ou plus) étaient tout simplement “prisonniers” des “sectes”, et - comme les autorités ne comprenaient pas le problème - il s’agissait de les “libérer”, si nécessaire par la violence. Les mouvements des parents et la déprogrammation - c’est-à-dire le kidnapping du membre d’un nouveau mouvement religieux suivi par une “thérapie”, souvent violente, gérée par des personnages, les déprogrammeurs, qui n’étaient normalement pas des professionnels de la psychiatrie ou de la psychologie - naquirent en Californie en même temps (…) 

 

Les mouvements anti-sectes, qui étaient nés comme groupes locaux, furent capables (également grâce à leurs bonnes relations avec une certaine presse) de se lier entre eux à l’échelle nationale et de mettre ensemble des personnes qui, à l’origine, ne s’intéressaient qu’à un groupe particulier (par exemple aux Enfants de Dieu ou à l’Église de l’Unification). Des groupes non structurés créèrent, peu à peu, des structures visibles et importantes (…)

 

Des psychiatres comme Margaret Singer remplacèrent les parents des membres comme dirigeants et porte-parole des mouvements anti-sectes. L’idéologie du lavage de cerveau (ou sa “deuxième génération”, où le mot de lavage de cerveau disparaît, mais l’essence est maintenue sous l’étiquette de la déstabilisation mentale) permettait de donner une explication simple et universelle aux conversions aux “sectes”, et une nouvelle définition de la notion même de “secte”. La “secte” est un mouvement qui pratique la déstabilisation mentale (…) 

 

La nouvelle définition donna aux mouvements anti-sectes la confiance nécessaire pour attaquer des centaines de mouvements divers. Bien entendu, il y avait d’un côté des mouvements nouveaux, qui n’existaient pas dans les années 1970. Mais il y avait aussi des mouvements anciens, comme les témoins de Jéhovah ou l’Opus Dei dont les mouvements anti-sectes ne s’occupaient pas auparavant. L’expansion des cibles est d’ailleurs dans la logique d’un mouvement qui connaît une consolidation organisationnelle et qui doit justifier son existence et ses structures. On ne peut continuer à croître qu’en augmentant le nombre des clients, mais, pour les mouvements anti-sectes, élargir sa clientèle signifie en même temps multiplier ses adversaires (…) 

 

Le modèle élaboré par les sociologues américains nous permet de ne pas partir d’un vide pour étudier les mouvements anti-sectes français et d’avoir un point de référence. Nous noterons des analogies, mais aussi des différences importantes entre modèle américain et situation française. En ce qui concerne la naissance des mouvements anti-sectes, il est vrai en général, en France comme aux Etats-Unis, qu’elle est le fait de parents de jeunes adultes qui ont quitté leur famille pour entrer dans un mouvement religieux communautaire (surtout, à l’origine, l’Église de l’Unification). C’est le cas de Claire Champollion, qui se trouva (avec son mari) à l’origine des ADFI (Associations pour la Défense de la Famille et de l’Individu, regroupées depuis mars 1982 en une Union Nationale dite UNADFI), dont le fils Yves était devenu membre de l’Église de l’Unification, ce qui l’amena à fonder la première ADFI en 1974. C’était aussi le cas de Roger Ikor (1912-1986), écrivain parisien dont le fils était mort à la suite d’un jeûne rigoureux lié à sa pratique du zen macrobiotique, qui fut à l’origine du Centre contre les manipulations mentales (CCMM), qui aujourd’hui porte aussi son nom. Il est aussi vrai que l’idéologie était, aux origines, assez simpliste et que, pour “libérer” les “victimes”, on n’hésitait pas à recourir aux services de déprogrammeurs. En 1976, Madame Lidwine Ovigneur, dirigeante de l’ADFI de Lille, déclarait au journal L’Aurore à propos de Brigitte Backeland, une jeune adepte de l’Église de l’Unification, qu’après l’“enlèvement” elle “se repose maintenant à la campagne où elle va être déprogrammée”. Ce n’était pas le premier cas, d’après Madame Ovigneur, qui ajoutait: “Nos techniques de déprogrammation sont maintenant bien au point, grâce notamment aux expériences américaines”  (…) 

 

L’ADFI, qui présentait à l’origine certaines caractéristiques d’un mouvement contre les sectes chrétien, sécularise son discours en tant qu’association et précise son identité comme mouvement anti-sectes (…) Roger Ikor était, quant à lui, vice-président de l’Union Rationaliste et radicalement antireligieux. Il écrivait en 1980 dans les Cahiers Rationalistes: “Si nous nous écoutions, nous mettrions un terme à toutes ces billevesées, celles des sectes, mais aussi celles des grandes religions. On peut difficilement demander à la loi de trancher toute la tête de l’hydre; ce serait pourtant la seule manière d’empêcher qu’une seule ne repousse (…) le CCMM a dû à son tour passer par un processus de dé-idéologisation, et abandonner son attachement trop précis à une idéologie rationaliste étroite et fermée (…) 

 

L’évolution du mouvement anti-sectes français est assez similaire par rapport au modèle américain, bien que des différences existent. (…) Un symbole récent des liaisons internationales est la participation de l’UNADFI et du CCMM à la constitution à Paris en 1994 d’une Fédération Européenne des Centres de Recherche et d’Information sur le Sectarisme (FECRIS). Les statuts déclarent, en le soulignant, ne vouloir s’occuper que des “pratiques de certaines organisations sectaires totalitaires”, et il est intéressant d’observer que la fédération, bien que comprenant des groupes à l’origine desquels se trouvent des chrétiens, ne regroupe que des mouvements anti-sectes. Les grands mouvements contre les sectes européens, qu’ils soient protestants (comme le Dialog Center danois) ou catholiques (comme le GRIS en Italie), restent en dehors (…) 

 

En matière de professionnalisation, on peut observer en France le même processus qu’aux États-Unis sur le plan idéologique, dans le sens que le lavage de cerveau et, plus tard, sa version de “deuxième génération”, la déstabilisation mentale, deviennent la clef universelle pour identifier les sectes et en expliquer la dynamique. Par contre, la direction des mouvements anti-sectes français demeure entre les mains des activistes, qui généralement n’ont pas été remplacés par des professionnels du droit ou de la psychiatrie comme aux Etats-Unis (…) on a vu naître, à côté des mouvements anti-sectes organisés, un plus large “milieu anti-sectes” où se trouvent des personnages qui, sans être dirigeants ni parfois même membres des associations anti-sectes, sont néanmoins considérés par les médias comme porte-parole du mouvement anti-sectes dans son ensemble, comme le docteur Abgrall ou le père Jacques Trouslard, ou bien – après le rapport parlementaire de 1996 – des hommes politiques soudainement transformés en docteur ès sectes comme l’ancien député Alain Gest ou le député Jean-Pierre Brard. (…) la délégation des Etats-Unis à l’OCSE a critiqué la France lors de la Réunion d’évaluation d’application des accords de l’OCSE de Varsovie (27 octobre 1998), en notant à propos de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes que “le nom même de cette mission laisse supposer une confrontation avec les minorités religieuses plutôt que la tolérance”, et que les activités du gouvernement français “empêtrent à l’excès le gouvernement dans le débat public” en matière de “sectes” et “l’installent dans le rôle d’arbitre religieux”. Le rapport du gouvernement suédois sur les nouveaux mouvements religieux (octobre 1998) a commenté de son côté qu’“en France. l’Etat dans son ensemble a fait cause commune avec le mouvement anti-sectes”. Dans sa page de commentaires de Noël, le Guardian de Londres a écrit: “ une vague d’hystérie se répand dans l’Europe francophone à propos des sectes après l’épisode du Temple Solaire de 1994. La liberté de croyance en est devenue rapidement une victime dans des pays pourtant démocratiques. Il ne manque pas de groupes anti-sectes heureux d’offrir des dénonciations. Quand des hommes politiques saisissent l’occasion de se procurer des mérites à bon marché, un cycle de dénonciations et de vexations fait naître des complexes de persécution qui peuvent vraiment transformer des mouvements en sectes paranoïaques” (…) 

 

Le mouvement anti-sectes donne souvent l’impression de proposer “la vérité” (mot qu’il emploie volontiers et fréquemment) sur les sectes, et, de ce fait même, de se soustraire au processus de falsification continue des hypothèses et des théories qui constitue l’épistémologie typique du savoir contemporain.  

(…) au Québec, le Centre d’Information sur les Nouvelles Religions, soutenu par l’Épiscopat catholique, propose une gestion différente de celle des mouvements anti-sectes : il s’agit pour les anciens membres de retrouver surtout une identité spirituelle et religieuse, et pour les familles (dans le cadre du Groupe Alliance établi pour elles à Montréal) d’apprendre à éviter “la controverse”, qui risque “de favoriser une attitude de refus, de fermeture et d’agressivité devant les phénomènes si vastes et si complexes des nouvelles religions”, à reconnaître le droit de leur progéniture à l’appartenance religieuse de leur choix, “à découvrir les aspects positifs de l’expérience de l’autre et à accueillir ses interpellations spirituelles”. Dans le Groupe Alliance il est clair, comme l’explique le père Richard Bergeron, que “même si une nouvelle religion devait s’avérer peu recommandable et proposer des pratiques préjudiciables à la santé psychique de l’adepte, cela n’infirme en rien le droit pour un individu adulte d’opter pour elle” et “ne doit pas entamer l’acceptation de l’autre ni infirmer son droit à la religion de son choix”: ce qui ne veut pas dire que, une fois cette liberté affirmée, on ne puisse poursuivre un dialogue critique même très sévère, mais à un niveau religieux et spirituel (…) 

 

Il est possible que - si la France, par extraordinaire, révoquait pour la seconde fois l’Edit de Nantes - de nouveaux huguenots décideraient de se réfugier de l’autre côté de l’Atlantique, en suivant Raël, déjà confortablement installé au Québec où il sera peut-être bientôt suivi par d’autres dirigeants français. Mais tout cela changera très peu au cadre général de la post-modernité et de la crise de la raison scientifique moderne, qui produira sans cesse des déplacements de l’imaginaire religieux, la consolidation de certains mouvements religieux plus grands, la naissance de générations ultérieures de nouveaux mouvements religieux. Il ne faut pas être spécialiste de l’histoire des religions pour savoir que les religions sont rarement arrêtées par les persécutions, dont elles sortent plus souvent renforcées. Les études sur les nouveaux mouvements religieux sous le nazisme en Allemagne et sous le communisme en Russie, montrent que, si des témoins de Jéhovah et autres dévots de Krishna ont pu connaître les horreurs des camps de concentration, leurs mouvements respectifs ont continué à exister et même à prospérer dans la clandestinité. Il est difficile d’imaginer la gendarmerie française (ou la Mission interministérielle, ou les Renseignements Généraux) réussir là où la Gestapo ou le KGB ont visiblement fait faillite. Une fois admis que les nouveaux mouvements religieux sont chez nous pour y rester, un dialogue constructif pourra commencer entre toutes les parties du jeu. Le mouvement anti-sectes français peut penser, fort de sa relation privilégiée avec l’administration, ne pas avoir besoin de ce dialogue aujourd’hui. Si la France est en “guerre” contre les sectes – l’expression est de plus en plus utilisée - , un dialogue n’est que collaboration avec l’ennemi ou ses agents. La France, toutefois, est relativement isolée sur la scène internationale avec son discours de “guerre” et de “lutte” contre des dizaines de mouvements. D’ailleurs, l’administration française n’a pour l’instant rien concédé aux demandes de modérations qui viennent surtout des Etats-Unis. La presse française ne donne pas beaucoup d’importance aux critiques internationales contre la lutte anti-sectes du gouvernement, et il est possible que ces critiques ne provoquent pour l’instant qu’une réaction nationaliste et anti-américaine. Les mouvements anti-sectes français ne sont pas encouragés par cette attitude de l’administration à adopter un discours plus modéré ; après tout, ils ont eu beaucoup de succès sans jamais employer le langage de la modération. Mais - comme l’expérience des États-Unis le montre – le succès des mouvements anti-sectes n’est souvent qu’éphémère. Quand ce succès s’auto-limite, et des difficultés se manifestent, la voie de la modération et du dialogue peut s’imposer comme une alternative raisonnable ou, plus simplement, comme le moyen d’assurer une survivance autrement difficile.

 

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